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Les limites conceptuelles de l'antiracisme aux États-Unis

publié le 25/01/2022

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Union Station, Washington.

Cet article traite du mouvement antiraciste qui occupe une large place dans la vie publique américaine de notre époque. Il s'efforce de critiquer une certaine confusion idéologique qui caractérise ce mouvement. Il tente en outre de lier celui-ci à la question des inégalités et de la justice sociale.

L'antiracisme est actuellement à la mode aux États-Unis, comme le prouve le récent mouvement Black Lives Matter. Il est en effet présent dans de nombreux discours médiatiques, académiques et politiques. Il ne se passe pas un jour, ou presque, sans qu'on aborde ce sujet dans la sphère publique en insistant sur son caractère urgent et essentiel. La mort de George Floyd, victime de la violence policière, n'a fait qu'exacerber à cet égard un débat souvent intense et virulent. 

Un thème fondamental lié à ce débat est celui de l'esclavage et de la réparation due à la communauté noire-américaine pour les souffrances et les préjudices que cette condition a engendrés historiquement. Le Président Abraham Lincoln, dès 1863, mit fin officiellement à l'esclavage dans sa proclamation d'émancipation.

La référence constante à une telle forme de domination implique donc un attachement immodéré à un passé enfoui qui n'entretient que peu de rapports avec la condition noire-américaine contemporaine. La récente conversion de la date du 19 Juin en un jour férié commémorant la libération des derniers esclaves en 1865 n'a fait que renforcer cet attachement.

D'autres formes de domination, en effet, ont succédé à l'esclavage. Elles sont souvent obscurcies par une telle fixation sur l'histoire de l'Amérique des origines. On peut ajouter que depuis le mouvement des droits civils des années soixante, la situation sociale, politique et économique de la communauté noire-américaine a énormément évolué et dans l'ensemble dans un sens positif. En effet, la ségrégation raciale a été abolie par le Civil Rights Act de 1964, à l'initiative du Président Lyndon Johnson. La démocratie américaine a dès lors radicalement changé depuis les temps sombres de l'esclavage. Celui-ci était d'ailleurs lié à une culture particulière, celle des plantations du Sud, et donc à un modèle préindustriel et à bien des égards prémoderne. 

L'esclavage témoigna d'une réalité socio-économique encore féodale qui était très éloignée du capitalisme avancé et dynamique si caractéristique de cette société. Il correspondait à une culture surtout rurale, alors que la grande majorité des noirs d'Amérique vivent aujourd'hui dans des centres urbains et des 'inner cities' qui constituent souvent la source de leur aliénation. L'antiracisme actuel est donc peu crédible, dans la mesure où il se fonde sur la critique d'un monde qui n'existe plus depuis un siècle et demi. 

Il est aussi le résultat d'une influence profonde des discours minoritaires et politiquement corrects sur la vie politique et intellectuelle du pays. On peut parler de dogmatisme, dans la mesure où la réflexion nécessaire sur la démocratie et sur ses insuffisances a été accaparée par une vision unilatérale des relations entre races et communautés. Une telle réflexion, au lieu de renforcer la liberté d'expression, tend plutôt à la contrôler en la soumettant à des normes inflexibles qui sont souvent le signe d'un conformisme idéologique. 

Selon une telle vision, les minorités, qu'elles soient raciales, culturelles, de genre ou sexuelles, seraient par nature victimes de discriminations systématiques dans l'Amérique contemporaine. Or, si l'on considère le cas de la communauté noire-américaine, on peut affirmer que celle-ci bénéficie aujourd'hui d'opportunités sociales et professionnelles sans précédent. La loi, par l'intermédiaire des programmes d'Affirmative Action, a d'ailleurs promu depuis plusieurs décennies l'égalité devant l'emploi des minorités. De tels programmes ont ainsi permis à de nombreux noirs d'accéder à des professions établies et lucratives.

Ce qui n'empêche pas qu'une partie non négligeable de cette communauté demeure engluée dans le sous-développement socio-économique. Mais cette situation regrettable ne peut pas être attribuée seulement au pouvoir de l'homme blanc, comme le prétendent trop souvent ceux qui déplorent le racisme endémique de l'Amérique.

Ce sont deux Présidents blancs, en effet, c'est-à-dire Abraham Lincoln au XIXe siècle et Lyndon Johnson au XXe siècle, qui accomplirent le plus de progrès sociaux et politiques pour une communauté dont ils ne faisaient pourtant pas partie. En outre, les noirs d'Amérique ont atteint récemment les plus hautes sphères du pouvoir, comme le prouve la Présidence d'Obama et la vice-Présidence de Kamala Harris. Parallèlement, on peut souligner que plusieurs grandes villes américaines sont aujourd'hui dirigées par des maires noirs, de New York à Washington en passant par Chicago. Or, c'est précisément dans ces villes que la pauvreté des noirs est la plus répandue et que le taux de criminalité dans la communauté noire est le plus élevé. 

Cela prouve deux choses : d'abord, que la communauté noire dispose aujourd'hui d'un énorme pouvoir politique, en dépit de ce qu'un certain discours antiraciste obnubilé par une identité victimaire veut nous faire croire. Mais cela signifie aussi que l'accès au pouvoir de certains politiciens noirs n'engendre pas nécessairement une amélioration manifeste des conditions de vie de la population noire dans son ensemble.

Le noir n'est donc pas toujours le meilleur allié du noir. La communauté noire-américaine, en effet, est fondamentalement atomisée et divisée selon des critères sociaux, économiques mais aussi idéologiques, et c'est bien ce qui constitue son drame le plus profond. Dans le même ordre d'idées, on peut faire remarquer qu'un noir, statistiquement, est beaucoup plus souvent victime de la violence exercée par d'autres noirs, surtout dans les 'inner cities', que par des blancs. Le radicalisme racial implique en ce sens une vision abstraite du monde noir aux États-Unis. 

Il faut souligner par ailleurs que les meilleurs intellectuels noirs-americains contemporains, d'Angela Davis à Cornel West, ont refusé de succomber à un tel radicalisme. Angela Davis, en effet, a toujours intégré le discours critique sur les relations entre les races dans le cadre plus large d'une perspective à la fois féministe et marxiste, montrant ainsi que l'étude de ces relations était indissociable d'une analyse des rapports entre les sexes et entre les classes dans la société américaine.

De la même manière, un Cornel West a insisté sur le fait que le discours sur la race était nécessairement lié à une réflexion plus large sur la démocratie et sur son caractère authentiquement représentatif, comme le prouvent ses ouvrages 'Democracy matters' et 'Race matters'. En outre, il a eu la lucidité de percevoir que le combat des minorités s'inscrivait dans le cadre aujourd'hui déterminant du combat entre les 1%, c'est-à-dire l'élite des super-riches, et le reste de la population américaine (les 99%).

Déjà, dans les années soixante, un leader du mouvement des droits civils comme Martin Luther King avait situé son projet politique apparemment racial dans un contexte plus étendu et plus fondamental, celui de la solidarité nécessaire entre les pauvres et les classes dominées dans l'Amérique de l'époque. Il parlait donc autant au nom des blancs déshérités qu'au nom des membres de sa propre communauté.

Car le premier problème de l'Amérique contemporaine, celui qui touche le plus grand nombre de citoyens dans leur vie quotidienne, est bien celui des inégalités croissantes entre les classes qui concernent les blancs comme les noirs. La classe moyenne américaine est ainsi plus faible aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a un demi-siècle, que ce soit dans son pouvoir d'achat, dans sa stabilité ou dans son statut social. 

Le discours exclusivement minoritaire et antiraciste provoque en outre un éclatement des groupes culturels marginalisés. Il les sépare en quelque sorte les uns des autres au nom d'une crispation identitaire qui repose avant tout sur l'expression de différences irréductibles. Les pauvres, dans cette perspective, sont de moins en moins unis dans l'Amérique d'aujourd'hui, alors que les riches et les puissants, eux, ne l'ont sans doute jamais autant été. Ainsi, l'antiracisme, malgré ses bonnes intentions initiales, échoue-t-il à constituer un authentique projet progressiste dans son incapacité à rassembler tous ceux qui subissent quotidiennement l'injustice sociale et l'oppression dans leur expérience du travail et de l'existence en général. 

PIERRE TAMINIAUX

Professeur de littérature française et francophone du XXe et du XXIe siècle à Georgetown University. Auteur d'une dizaine d'ouvrages et d'une soixantaine d'articles qui traitent en particulier des rapports entre la littérature et les arts plastiques dans les avant-gardes, dont le surréalisme. Il a également publié trois recueils de poésie, huit pièces de théâtre et a exposé une centaine d'oeuvres d'art (peintures, dessins, photographies) entre la Belgique et les Etats-Unis.

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