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L'art de vivre: une création perpétuelle

publié le 10/11/2022

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Cercles d'été-Pierre Taminiaux

Cet article traite de la qualité de la vie et de sa dégradation dans le monde contemporain, envisagées d'un point de vue à la fois éthique et politique.

La culture française est connue dans le monde entier pour son art de vivre. Cette réputation tient en particulier à sa gastronomie, à ses vins et à sa haute couture. On aurait tendance à considérer ces caractéristiques comme éternelles, car elles ont défini pendant longtemps une bonne partie de son identité. Pourtant, il faut reconnaître qu'au XXIe siècle un tel art de vivre est de plus en plus contesté par le mouvement général de la mondialisation.

Ce mouvement transforme en effet de façon irrésistible les habitudes de vie, au nom d'impératifs avant tout économiques. Il déstabilise dans une large mesure l'expression des rites quotidiens et influence de façon profonde la nature des relations sociales. Ce phénomène est particulièrement frappant dans les grandes villes comme Paris. A ce sujet, un mot nouveau est apparu dans la langue commune pour évoquer la pression exercée par la sphère du travail et des obligations professionnelles sur l'homme et son équilibre psychologique: le stress.

Ce n'est pas un hasard, à cet égard, si ce terme est issu du monde anglo-saxon. C'est dans celui-ci, en effet, qu'une telle pression se manifeste avec le plus de force, en raison des impératifs liés à la forme la plus brute de capitalisme. La mondialisation accentue sans équivoque possible le pouvoir social de ces impératifs. Il s'agit en effet de concevoir un monde nouveau dans lequel la sphère du travail peut occuper la vie de l'homme à tout moment, y compris dans ses périodes de repos et de temps libre.

Un tel environnement découle d'un modèle particulier de développement socio-économique qui renvoie également à une idéologie politique: je veux parler du néo-libéralisme. Pour une telle idéologie, l'homme constitue avant tout une machine à produire dont la force de travail doit être exploitée le plus possible. Cette perspective mène inévitablement à une déshumanisation de la vie sociale dans son ensemble.  

Celle-ci découle également de la toute-puissance des nouvelles technologies qui procurent à l'homme une illusion de liberté. Elles écrasent l'univers de la vie quotidienne par leur omniprésence au nom d'une loi de la communication instantanée. Simultanément, elles participent d'un déclin généralisé de la qualité de la vie en bousculant le temps biologique et intérieur de l'homme.

L'idéologie de la vitesse, en effet, exerce une pression telle qu'elle bouleverse inévitablement l'organisation des interactions sociales et de la vie privée. Le système néo-libéral interdit dans cette optique toute perte de temps. Le temps constitue avant tout un bien économique qu'il s'agit de gérer et de s'approprier avec le maximum d'efficacité. La mondialisation, en ce sens, engendre un processus d'accélération effrenée de la vie qui implique une dégradation radicale des conditions de celle-ci. 

La question contemporaine de la qualité de la vie et de son déclin est dès lors profondément liée à une éthique du temps. L'interdit de la lenteur issu des nouvelles technologies reflète ainsi une idéologie prioritairement activiste. Le quotidien devient dans ce contexte un simple espace de survie dans lequel la flânerie, la méditation et la contemplation ont de plus en plus de mal à trouver leur place. S'arrêter de travailler et de se soumettre au rythme fébrile imposé par l'ordre social est perçu alors comme une faiblesse et conduit inéluctablement à une forme de marginalisation ou de réprobation par autrui. 

La pensée de la qualité de la vie, dans la culture française moderne, s'est élaborée en particulier dans les années cinquante et soixante, c'est-à-dire durant la période des Trente Glorieuses. Elle était étroitement liée à une analyse critique de la vie quotidienne, à une époque où celle-ci subissait un processus de modernisation à grande échelle. Un philosophe comme Henri Lefebvre montra bien ainsi que l'aliénation de l'homme s'ancrait dans la vie de tous les jours et qu'il fallait donc réinventer celle-ci pour libérer l'homme de ses contraintes sociales. Une construction utopique de la vie quotidienne, en ce sens, était encore possible, dans la mesure où la France des Trente Glorieuses avait malgré tout produit un environnement social et culturel plus propice qu'auparavant à l'épanouissement des besoins individuels.  

La période précédente, celle de l'Occupation, avait en effet radicalement modifié l'organisation du quotidien en réduisant la qualité de la vie de l'ensemble de la population à une peau de chagrin. Retrouver un art de vivre authentique détruit par le totalitarisme nazi devint dans cette perspective une préoccupation essentielle des pouvoirs publics en place. Dès lors, on peut dire que moins il y a de démocratie, moins il y a de qualité de la vie, comme le prouva l'expérience particulierement négative de l'Occupation. Si la qualité de la vie dans les grandes villes de France diminue fortement aujourd'hui, c'est précisément parce que la République oligarchique actuelle exige des hommes un rendement et une productivité incessants qui étouffent leurs libertés en les soumettant aux lois du capitalisme global. 

On pourrait exprimer d'une autre manière cette constatation: plus il y a de néo-libéralisme et de capitalisme débridé, moins il y a de qualité de la vie. Tout Français qui a voyagé ou séjourné aux États-Unis a pu ainsi remarquer que la qualité de la vie américaine est dans l'ensemble inférieure à celle qui existe en France, particulièrement pour la classe moyenne. La pression sociale et économique exercée par le système capitaliste qui domine l'Amérique comprime en effet le temps de l'homme et empêche trop souvent l'expression des désirs et des rêves personnels dans la vie quotidienne.

La qualité de la vie, en ce sens, n'est pas une notion strictement matérielle. Car on pourrait prétendre d'une part que les États-Unis sont le pays le plus riche de l'Occident (encore qu'il faille nuancer une telle affirmation) et d'autre part que le modèle du capitalisme global néo-libéral produit des fortunes personnelles colossales. Pourtant, une telle abondance apparente ne peut cacher un processus de dégradation profonde de la qualité de la vie. Pour l'anecdote, il n'est pas rare aux États-Unis de voir des gens déjeuner dans leur voiture ou boire un café dans une tasse en plastic tout en marchant.

La question fondamentale, en effet, n'est pas celle de l'argent mais celle du temps. Les nouvelles technologies rivent l'homme à des formes d'expression instantanées et sans lendemain, à la fois gratuites et superficielles derrière une apparente utilité pratique. Elles ne peuvent ainsi empêcher l'expansion de l'isolement dans les grandes villes, comme l'a bien montré la récente crise sanitaire. Une fausse communauté des réseaux sociaux se construit alors au nom du progrès technique et du développement économique planétaire. Celle-ci ne peut cacher en effet la réalité souvent cruelle et douloureuse de l'atomisation.

Le déclin de la qualité de la vie s'incarne en outre aujourd'hui plus particulièrement dans les conditions de logement de plus en plus médiocres et précaires offertes dans les grandes villes. A Paris, le logement est dans cette perspective devenu un bien rare et très cher pour lequel il faut se battre. La qualité de la vie, en ce sens, implique nécessairement une éthique de l'habitation, c'est-à-dire de l'occupation personnelle des lieux qui est de plus en plus difficile à réaliser dans la vie quotidienne en raison de l'évolution financière du marché immobilier.

En conclusion, il faut évoquer le problème de la standardisation à l'américaine des habitudes vestimentaires qui imposent le port de survêtements sportifs et de casquettes de base-ball en de nombreuses circonstances. Un tel processus nie la signification sociale et culturelle d'une valeur fondamentale de l'art de vivre français traditionnel, c'est-à-dire l'élégance. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, d'ailleurs, cette élégance n'est pas le signe d'un quelconque élitisme social ou esprit aristocratique: elle fut en effet accessible au XXe siecle à la classe moyenne et même à la classe ouvrière. La société de masse issue du capitalisme global camoufle ainsi les énormes divisions sociales de classe en créant un faux égalitarisme purement vestimentaire. La morale de l'art de vivre français (ce qu'on appelle aussi le savoir-vivre) doit donc être redéfinie aujourd'hui dans une opposition aux pouvoirs mondialistes qui ignorent trop souvent son sens existentiel. 

PIERRE TAMINIAUX

Professeur de littérature française et francophone du XXe et du XXIe siècle à Georgetown University. Auteur d'une dizaine d'ouvrages et d'une soixantaine d'articles qui traitent en particulier des rapports entre la littérature et les arts plastiques dans les avant-gardes, dont le surréalisme. Il a également publié trois recueils de poésie, huit pièces de théâtre et a exposé une centaine d'oeuvres d'art (peintures, dessins, photographies) entre la Belgique et les Etats-Unis.

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