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La tiers-mondisation de l'Occident

publié le 12/11/2024

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Pierre Taminiaux-Rideau fermé

Cet article traite de l'affaiblissement des classes moyennes dans les sociétés occidentales contemporaines, sous l'effet des politiques néo-libérales et mondialistes. Il souligne en outre l'influence prépondérante de cet affaiblissement sur la montée et sur le succès électoral des extrêmes-droites.

Les économies occidentales connaissent aujourd'hui dans leur ensemble une inflation quasiment sans précédent. La hausse brutale des prix touche ainsi à tous les domaines de l'existence, du coût de l'essence à celui du logement, en passant par le coût de la nourriture et des services. Un tel phénomène a pour conséquence principale de diminuer le pouvoir d'achat des populations, en particulier des classes moyennes. 

Ce n'est pas un hasard si les principaux gouvernements des démocraties occidentales demeurent presque indifférents à ce problème. Ils représentent en effet essentiellement les intérêts des élites mondialistes dont l'un des projets les plus pressants est de s'attaquer aux classes moyennes et à leur statut socio-économique. Il s'agit ainsi de créer un monde dominé par les ultra-riches auxquels se soumettent dans l'idéal la majorité des citoyens appauvris et sans défense.

L'une des grandes leçons fournies par les Trente Glorieuses fut précisément que le développement de la démocratie est indissociable d'un enrichissement des classes moyennes. La Ve République donna ainsi le jour à une société de consommation qui reposait avant tout sur le pouvoir économique croissant de ces classes. Si l'on assiste dès lors de nos jours à un déclin de la démocratie française, c'est bien parce que ces classes ont de plus en plus de mal à nouer les deux bouts et à survivre dans un environnement hostile et surtout instable.

Ce phénomène de déclassement est devenu global. Un récent sondage effectué aux États-Unis a ainsi révélé que trois-quarts des membres de la classe moyenne américaine éprouvent aujourd'hui des difficultés financières, un chiffre qui eut été impensable dans l'Amérique des années cinquante et soixante. L'évolution négative du statut de cette classe signifie concrètement que le "rêve américain" est devenu inaccessible pour la majorité des citoyens du pays.

C'est pourquoi on peut parler de tiers-mondisation du monde occidental en général. Dans la plupart des pays du tiers-monde, en effet, les écarts socio-économiques entre les différentes classes sont énormes et rendent très difficile l'existence d'une classe moyenne forte, de l'Afrique noire au monde arabe en passant par l'Amérique latine. Parallèlement, nombre de ces pays éprouvent beaucoup de peine à produire des systèmes politiques authentiquement démocratiques et représentatifs du peuple dans son ensemble.

L'ère post-coloniale, en particulier, a souvent débouché sur le pouvoir d'élites corrompues et soucieuses avant tout d'accumuler leur richesse personnelle au détriment du bien-être matériel de la communauté. À la pauvreté endémique d'une grande partie de la population s'ajoutent alors fréquemment les problèmes de la criminalité et de l'insécurité. Ces phénomènes, soit dit en passant, concernent également l'Afrique du sud post-apartheid. 

L'extrême fragilité des classes moyennes dans la plupart des pays du Tiers-Monde a conduit en ce sens à une absence de véritable progrès politique. Pire, elle engendre de plus en plus des idéologies radicales et des pouvoirs proches de l'extrême-droite, comme le prouvent les exemples récents de l'Inde, de l'Égypte, du Brésil et de l'Argentine. Les masses privées de sécurité financière et de statut social solide finissent par soutenir alors des leaders qui prétendent hypocritement refonder la communauté nationale et restaurer l'ordre dans la société.

La tiers-mondisation de l'Occident est donc nécessairement signe de chaos social. Car ce sont les classes moyennes qui traditionnellement assurent en grande partie la stabilité sociale et le progrès matériel de la collectivité. Ces classes sont en effet par nature productives et surtout éduquées. Mais elles incarnent également une force intellectuelle qui se traduit en particulier par un esprit critique à l'égard des pouvoirs en place.

On comprend alors pourquoi les élites mondialistes se méfient de celles-ci et tentent en particulier de contrôler et de diminuer leur influence par des politiques inflationnistes. Ainsi les grands mouvements contestataires des années soixante, de Mai 68 au mouvement des droits civils aux États-Unis, furent tous issus des classes moyennes et non pas de la classe ouvrière, contrairement aux schémas marxistes classiques. Le capitalisme de l'époque fut donc secoué dans ses fondations par les éléments les plus éduqués de la société, ce qui aboutit à des avancées politiques et sociales indéniables.

La Révolution française fut d'ailleurs elle-même avant tout une révolution issue des classes moyennes auxquelles appartenaient la plupart des Jacobins. De grandes figures historiques telles que Danton et Desmoulins ne peuvent que confirmer cette vérité trop souvent déguisée par les manuels scolaires et leur imagerie officielle du peuple des paysans montant sur Paris et prenant d'assaut la Bastille.

Les oligarchies néo-libérales ont manifestement peur d'une telle puissance de contradiction. Elle aboutirait à l'abolition de leurs privilèges et à leur destitution pure et simple. Il s'agit pour elles de produire un monde de plus en plus inégalitaire jusqu'à faire disparaitre la seule classe symbole d'une possible égalité entre les hommes : la classe moyenne.

La tiers-mondisation socio-économique de la France et de l'Occident s'accompagne en outre d'une tiers-mondisation politique dans la mesure où nos démocraties présumées s'apparentent de plus en plus à des républiques bananières caractérisées à la fois par une corruption à grande échelle et par le mépris de la voix du peuple, comme le gouvernement de l'hexagone l'a prouvé récemment dans le recours répété au 49.3 ainsi que dans la nomination d'un premier ministre de droite à la suite des récentes élections législatives. Celles-ci avaient pourtant été gagnées par la gauche, faut-il le rappeler.

La tiers-mondisation socio-économique des sociétés occidentales contemporaines est également renforcée par l'immigration venue d'Afrique noire et des pays arabes, en particulier à l'intérieur de l'Union Européenne. Beaucoup d'immigrés, surtout illégaux, sont en effet confinés dans des emplois subalternes qui ne leur permettent pas d'accéder à la classe moyenne.  

Mais l'affaiblissement généralisé des classes moyennes détient également une signification historique profonde et particulièrement troublante. Il fut en effet à bien des égards à l'origine des pouvoirs fascistes les plus importants du XXe siècle. La dévaluation vertigineuse de la monnaie allemande au début des années trente entraina ainsi un déclin socio-économique grave de la classe moyenne qui déboucha sur la victoire électorale des nazis.

La Première Guerre mondiale mena également à la ruine de la classe moyenne italienne, ce qui permit à Mussolini de prendre le pouvoir en s'appuyant à la fois sur les catégories les plus riches de la société et sur les classes populaires. On pourrait encore évoquer dans la même perspective le salazarisme et le franquisme, qui naquirent tous deux dans des sociétés divisées essentiellement entre possédants (grands propriétaires terriens et industriels) et possédés (ouvriers et paysans), que ce soit dans le Portugal des années vingt ou dans l'Espagne des années trente.

La nouvelle élection de Donald Trump aux États-Unis ne peut que confirmer ce lien historique entre l'affaiblissement des classes moyennes et le succès politique des extrêmes-droites. Les membres de plus en plus désemparés de ces classes choisissent ainsi la fuite en avant et confient leur sort à des démagogues sans scrupules qui leur font miroiter un avenir meilleur alors qu'ils servent en réalité les intérêts des plus riches. 

La tiers-mondisation de la France n'augure donc rien de bon pour son avenir politique. Elle reflète la réalité d'une société aux inégalités croissantes et surtout soumise à des déséquilibres sociaux qui deviendront insoutenables à long terme. La tentation totalitaire ne pourra dès lors qu'augmenter avec le temps : elle apparaitra à beaucoup comme la seule solution à ces problèmes qui sont essentiellement la responsabilité des oligarchies actuelles.

On l'aura compris : l'inflation qui touche aujourd'hui l'Occident dans son ensemble possède une signification globale qui dépasse de très loin les circonstances économiques particulières. Elle témoigne d'une vision néfaste de la société selon laquelle le plus grand nombre n'est que le jouet des ambitions dévorantes de quelques individus et de quelques groupes situés au sommet de la pyramide. 

PIERRE TAMINIAUX

Professeur de littérature française et francophone du XXe et du XXIe siècle à Georgetown University. Auteur d'une dizaine d'ouvrages et d'une soixantaine d'articles qui traitent en particulier des rapports entre la littérature et les arts plastiques dans les avant-gardes, dont le surréalisme. Il a également publié trois recueils de poésie, huit pièces de théâtre et a exposé une centaine d'oeuvres d'art (peintures, dessins, photographies) entre la Belgique et les Etats-Unis.

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