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La vie des champs, à perdre haleine.

publié le 08/02/2024

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Terre brûlée-Pierre Taminiaux

Cet article traite de la signification politique, éthique et existentielle du mouvement actuel des agriculteurs contre le gouvernement et l'Union Européenne.

La France est aujourd'hui déchirée par un nouveau conflit social. Un de plus, après le mouvement des Gilets jaunes et les manifestations contre la réforme des retraites. La colère des agriculteurs s'inscrit ainsi dans une longue suite de révoltes populaires qui démontrent l'écart énorme qui sépare aujourd'hui les élites au pouvoir des classes travailleuses.

Un tel écart n'a jamais été aussi vertigineux depuis les débuts de la Ve République. Car le pouvoir gaulliste, même s'il représentait d'abord les intérêts de la bourgeoisie, fut aussi soucieux de préserver un équilibre social qui passait nécessairement par le respect du peuple et l'attention à ses problèmes. Le conservatisme français de la seconde moitié du XXe siècle fut dès lors un conservatisme humaniste et social, ce qui le distinguait à bien des égards de ses homologues anglo-saxons.

Le pouvoir néo-libéral qui gouverne la France depuis 2017 a opéré par contraste une rupture fondamentale et sans doute irréversible dans l'identité même du contrat social français. Ce contrat avait dominé les Trente Glorieuses et avait nourri un développement économique et social sans précédent, au même titre qu'un renforcement de la démocratie et de ses institutions.

Les assauts répétés contre ce contrat social par le gouvernement actuel débouchent et déboucheront sur des crises majeures dont le mouvement des agriculteurs témoigne avec insistance. Ils rendent impossible toute forme d'entente nationale des forces démocratiques. En outre, ils provoquent des processus de destruction sociale irréparables, car touchant profondément à l'intégrité du travail du peuple français dans son ensemble.

Ne nous y trompons pas : ce que les agriculteurs réclament avant tout aujourd'hui, c'est le respect de leur dur labeur quotidien. Ce respect du travail du peuple, l'oligarchie au pouvoir ne le possède en aucune manière. Or, c'est précisément un tel respect qui constitue le fondement de tout contrat social, au-delà des inévitables conflits de classes et des luttes idéologiques. Le système oligarchique célèbre en effet les énormes profits issus de la spéculation financière. En ce sens, il rompt fondamentalement avec le principe de la souveraineté du travail et de l'effort qui avait accompagné l'essor du capitalisme au temps de la Révolution industrielle.

La puissance du travail, en effet, constitue le trésor de toute nation. Elle crée des liens communautaires entre les hommes et permet d'affirmer un projet collectif qui dépasse et transcende les seuls intérêts personnels. N'oublions pas, à cet égard, que la France a été pendant très longtemps, jusqu'au XIXe siècle au moins, un pays de tradition et de culture rurale. L'identification à une terre particulière a ainsi joué un rôle essentiel dans la construction de la nation française, au-delà de ses divisions sociales. Nombreux furent ainsi les écrivains et les philosophes qui révélèrent la beauté de cette terre et sa capacité à rassembler les hommes envers et contre tout, de George Sand à Guy de Maupassant et de Charles Fourier à Maurice Barrès.

Le monde des technocrates au pouvoir ignore complètement les vertus ancestrales de cette terre. Il ne connait que les bureaux glacés des grandes banques et des institutions internationales. La terre, dans cette optique, c'est également le ventre chaud d'une société, son coeur rempli de passions et d'émotions. Mais on le sait, l'oligarchie mondialiste est totalement dépourvue de tels sentiments. Drappée dans sa froideur distante, elle ne peut alors que contempler de loin les souffrances et les épreuves vécues par les agriculteurs aujourd'hui menacés purement et simplement de disparition.

Par contraste, un Jacques Chirac, pourtant adepte du libéralisme, se faisait un point d'honneur de participer chaque année au Salon de l'Agriculture et d'y boire de la bière avec les travailleurs de la terre. La schizophrénie de nos élites politiques est donc sans précédent: elle fait peser une grave menace sur la démocratie dans son impuissance à se confronter aux besoins et aux revendications du monde du travail. Il s'agit pour ces élites de confiner ce monde dans les marges de la société française, ceci afin d'accorder les pleins pouvoirs à une petite caste d'ultra-riches et de leurs serviteurs.

Mais l'agriculture et la terre représentent la vie même. Elles produisent la nourriture sans laquelle la vie humaine est impossible. S'attaquer à celles-ci, comme le font conjointement le gouvernement français actuel et l'Union Européenne, c'est donc exprimer un projet mortifère qui détruit l'identité de la culture française. Car celle-ci est encore aujourd'hui connue universellement pour la qualité exceptionnelle de ses vins et de ses fromages, sans parler de la fraicheur et de l'extraordinaire diversité de ses produits maraîchers.

L'oligarchie française et européenne actuelle ne se dresse donc pas seulement contre les agriculteurs, ni contre le peuple, mais contre la vie, ce qui est bien plus grave et tout bonnement insoutenable. Le néo-libéralisme mondialiste constitue en ce sens une oeuvre de mort qui démontre un mépris et une haine conjugués de l'histoire d'une nation et de son patrimoine. Ce dernier représente ainsi un héritage collectif ancestral qui est à bien des égards sacré et qui échappe aux clivages idéologiques habituels. La terre, en effet, appartient à tous les hommes et à tous les citoyens, quelle que soit leur affiliation politique.

Cette agriculture française a été l'une des principales victimes des programmes d'austérité conçus depuis plusieurs années au niveau européen. Un agriculteur de l'hexagone sur cinq vit ainsi aujourd'hui en dessous du seuil de pauvreté. Le taux de suicide dans cette classe de travailleurs a également augmenté dans des proportions inquiétantes durant la même période. Le destin tragique de l'agriculture, en ce sens, témoigne d'une injustice sociale à grande échelle engendrée précisément par les oligarchies au pouvoir. Mais une telle injustice peut toucher demain n'importe quel citoyen, même celui qui se croit à l'abri de celle-ci. 

Le soutien nécessaire apporté à ce mouvement est donc d'essence morale et non pas seulement politique. Il s'agit bel et bien de protéger la vie pour les générations futures, elles qui auront certainement à pâtir de la gestion néo-libérale de la France contemporaine et connaitront en majorité la précarité et l'exploitation du travail jusqu'à l'esclavagisme. On a appris dans cette perspective que l'Union Européenne venait d'offrir cinquante millards d'euros à l'Ukraine. Les élites mondialistes préfèrent ainsi les autres pays au leur, et surtout la guerre à la paix. Une telle gifle donnée aux agriculteurs français victimes de réductions constantes d'aides et de subsides ne peut alors que susciter notre indignation.  

Une société qui méprise le travail et surtout ses auteurs est condamnée au déclin et pire, au sous-développement. Tel est le sort qui attend la France si une telle gestion (ou non-gestion) du pays continue. La souveraineté du néo-libéralisme implique dans cette optique un assaut radical contre le principe de la méritocratie, principe qui gouverne précisément depuis toujours le monde paysan. Celui qui travaille la terre obstinément, du matin au soir et même la nuit, est en effet le plus souvent récompensé par la qualité des produits de sa terre, et bien évidemment par la possibilité d'écouler ceux-ci sur les marchés de sa région et au-delà. 

Face au diktat du libre-échange imposé par Bruxelles, l'agriculture se retrouve alors désarmée et profondément affaiblie, car livrée à la concurrence déloyale de produits agricoles étrangers qui sont à la fois moins chers et plus médiocres, comme le prouve l'exemple du sucre ukrainien. L'oligarchie, en ce sens, s'attaque en premier lieu à la qualité légendaire de l'agriculture française et la dévalorise sciemment. 

Un paradoxe se doit alors d'être souligné, en guise de conclusion. Ces élites mondialistes qui semblent tellement soucieuses de préserver les équilibres écologiques et de lutter contre le changement climatique s'attaquent ainsi à une communauté, celle des agriculteurs, qui connait parfaitement la nature et qui sait mieux que quiconque en faire fructifier les extraordinaires richesses. Le pseudo-écologisme de ces pouvoirs mène donc en réalité à une destruction inévitable de la nature qui découle de l'asservissement généralisé de tous ceux qui passent leur vie à la cultiver et à la défendre coûte que coûte. 

PIERRE TAMINIAUX

Professeur de littérature française et francophone du XXe et du XXIe siècle à Georgetown University. Auteur d'une dizaine d'ouvrages et d'une soixantaine d'articles qui traitent en particulier des rapports entre la littérature et les arts plastiques dans les avant-gardes, dont le surréalisme. Il a également publié trois recueils de poésie, huit pièces de théâtre et a exposé une centaine d'oeuvres d'art (peintures, dessins, photographies) entre la Belgique et les Etats-Unis.

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