publié le 20/08/2024
Ombre sur un trottoir-Pierre Taminiaux
On peut dire que le XXe siècle fut pendant longtemps le siècle des techniques alors que le XXIe est surtout celui des nouvelles technologies. Une telle différence implique le déplacement du pouvoir économique et social des machines vers celui des objets technologiques. Je me permettrai de souligner ici les diverses dimensions d'un tel changement.
L'univers contemporain de la technologie a d'abord permis la création d'un ensemble d'objets personnalisés, du téléphone à l'ordinateur portables, dont les propriétaires sont reconnus comme tels et porteurs d'une identité spécifique. Il est certain, cependant, qu'un tel processus relatif aux objets témoigne d'un individualisme croissant dans nos sociétés libérales. L'objet technologique, dans cette optique, est ce que je ne partage pas et ce que je possède en mains propres.
Le capitalisme du XXe siècle, industriel et post-industriel, fut hanté par le pouvoir économique et social de la production. Les machines définirent ainsi un processus de mécanisation du travail tout autant en système capitaliste qu'en système communiste. Le travail à la chaine fut l'un des reflets les plus frappants d'une telle conception qui soumettait l'homme à des impératifs de rendement.
Les nouvelles technologies du XXIe siècle, par comparaison, ont substitué à la souveraineté de la production celle de la communication. L'impératif de cette communication pèse ainsi sur l'homme à tout moment, y compris en dehors de ses heures de travail. Celle-ci est devenue ainsi une notion prioritairement économique et non pas seulement sociale ou culturelle. Elle constitue une source de gains et de profits et s'inscrit donc dans une perspective générale de rentabilité incessante des actions humaines.
L'homme qui ne participe pas de ce type de communication ou pas assez est dès lors susceptible d'être marginalisé ou de connaitre un isolement profond. Le phénomène aujourd'hui très répandu des réseaux sociaux souligne ainsi le pouvoir écrasant de médias qui imposent une forme de communication tres codifiée. En conséquence, on est passé d'un capitalisme de la production, celui du siècle dernier, à un capitalisme de la communication et de l'information à l'ère de la mondialisation.
Ces objets portables de notre époque peuvent être emportés n'importe où, au gré des voyages et des pérégrinations de chacun. Ils se définissent par leur ubiquité. On peut parler dans cette perspective d'un processus de déspatialisation selon lequel les objets ne s'attachent à aucun lieu particulier. La mondialisation affirme ainsi un idéal de mobilité incessante. Les objets portables qui nous entourent rendent parfaitement compte de cet idéal, mais celui-ci concerne également les hommes, dans leurs habitudes de travail et même dans leur vie privée.
Les machines du siècle dernier issues de la Révolution industrielle affirmèrent par ailleurs la puissance économique mais aussi symbolique de la matière. Cette matière était avant tout celle du travail, célébré autant par le capitalisme que par le communisme, du Taylorisme au Stakhanovisme. Par contraste, le travail, sous sa forme essentiellement virtuelle définie par les nouvelles technologies, est devenu aujourd'hui de plus en plus abstrait.
À bien des égards, les sociétés libérales de notre temps provoquent une dévalorisation profonde de ce travail. La toute-puissance du Spectacle fait ainsi de l'homme un spectateur perpétuel, c'est-à-dire un simple consommateur d'images et de signes. Le pourcentage de la population active dans la population totale ne cesse ainsi de diminuer en France.
Les nouvelles technologies engendrent dans cette optique un processus de dématérialisation du monde, à commencer par la dématérialisation de l'économie, soumise avant tout dans l'univers global du capitalisme financier à des flux de capitaux impalpables car essentiellement virtuels.Cette perte fondamentale de matière repose ainsi sur les technologies du numérique, dont les images immédiatement disponibles s'apparentent à de simples signes constamment fuyants.
Le développement récent de l'Intelligence Artificielle, définie par les pouvoirs économiques et les médias comme un changement irrésistible, accentue sans aucun doute ce processus. Celle-ci constitue une idéologie totale qui implique en particulier une régulation et une codification abstraites du langage et du texte, comme le prouve l'utilisation très répandue du chatgpt. De la machine à écrire, qui engendrait des textes livrés au caractère aléatoire de l'imaginaire et de la pensée, on est passé alors à des formules prédéterminées d'écriture beaucoup plus impersonnelles.
Plus ce capitalisme se dématérialise, alors, plus il exerce son contrôle à distance sur les hommes. La classe ouvrière de la majeure partie du XXe siècle pouvait encore affronter directement le patronat qu'elle côtoyait régulièrement dans la vie de l'usine. Par contre, les esclaves de notre temps ne peuvent plus que contempler de loin un ensemble de représentations symboliques du pouvoir économique mondial sur différents écrans. Un tel processus de désincarnation rend ainsi beaucoup plus difficiles les luttes des travailleurs contre leurs exploiteurs.
Le passage du monde des machines à celui des nouvelles technologies est aussi le passage d'un monde marqué par les idéologies révolutionnaires à un monde postrévolutionnaire. Le XXe siècle fut ainsi le siècle de la Révolution russe d'Octobre 1917, qui reposa précisément sur le pouvoir économique et politique des machines dans son organisation du travail et de la production.
Mais il fut aussi celui des diverses révolutions anticolonialistes largement teintées d'idéologie marxiste, de l'Algérie à l'Angola. Plus il y a de changement technologique, en ce sens, moins il y a de changement politique radicalement progressiste, comme le prouve la souveraineté conjuguée du néolibéralisme et de l'extrême-droite populiste dans la France contemporaine.
Il ne peut ainsi y avoir de révolution purement numérique ou virtuelle, car de telles technologies provoquent une atomisation sociale profonde qui rend presque impossible la création à long terme d'une communauté forte de nature oppositionnelle. En outre, les phénomènes révolutionnaires les plus importants du XXe siècle, comme ceux cités plus haut, inclurent tous une conscience historique d'une grande intensité. Le monde des machines, en effet, était aussi celui de la continuité temporelle et de la perception de sa nécessité socio-économique et politique.
Par contraste, les nouvelles technologies plongent l'homme dans un univers marqué par le caractère éphémère de ses actions et de ses expériences. L'instantanéité revendiquée par le règne de la communication et de l'information mondialisées reflète dès lors la domination d'un ordre post-historique qui impose une idéologie spécifique du temps. Ce temps constamment précipité échappe en quelque sorte à la maitrise de l'homme et l'empêche surtout de se situer dans un contexte historique susceptible de révéler la signification authentique de son existence.
Enfin, on peut dire que les objets technologiques provoquent des phénomènes d'addiction et de dépendance psychique que les machines du passé ne suscitaient pas. En d'autres termes, l'homme vivant au temps du capitalisme industriel pouvait encore se libérer à certains moments de l'emprise économique et sociale des machines. Ce n'est plus le cas aujourd'hui avec le smartphone et l'ordinateur portable. Une nouvelle idéologie de la soumission totale à ces objets est ainsi née.
Celle-ci est étroitement liée à la souveraineté du jeu dans les activités humaines. Les nouvelles technologies imposent ainsi l'image d'un nouvel homo ludens, constamment distrait et diverti par les objets qui accaparent son quotidien. Ce ludisme forcé efface alors tout questionnement profond de l'existence et réduit inévitablement la capacité critique de l'homme.
Le règne des nouvelles technologies repose en outre sur le mythe du changement et du progrès permanents, puisque celles-ci proposent régulièrement de nouveaux perfectionnements de leurs objets. Du changement permanent, cependant, on passe très vite à une instabilité pure et simple que le capitalisme global nourrit et qui profite à son développement. L'homme est ainsi obligé de s'adapter à ces changements face auxquels il ne dispose d'aucun pouvoir. Une telle faculté d'adaptation se confond alors avec une liberté authentique qui devient au fil du temps de plus en plus illusoire.