publié le 27/03/2023
Crépuscule-Pierre Taminiaux
La récente adoption de la réforme des retraites a suscité de nombreuses réactions négatives et a engendré en particulier un fort mouvement populaire marqué par une longue série de grèves et de manifestations. Il est clair que le gouvernement a agi contre la volonté du peuple et qu'il n'a pas écouté les protestations de celui-ci. À bien des égards, une telle décision exprime une crise profonde de la démocratie et un divorce de plus en plus flagrant entre le pouvoir et la rue.
Le refus du Président Macron de rencontrer les syndicats et les partenaires sociaux pour discuter de cette réforme est pour le moins troublant. Il témoigne plus précisément d'une volonté de nier l'importance politique du dialogue social. Il faut bien insister ici sur le mot : social, dans la mesure où l'oligarchie néo-libérale actuellement en place cherche par tous les moyens à nier sa signification pour l'ensemble de la communauté nationale. L'affaiblissement contemporain du pouvoir des syndicats a donc été en quelque sorte aggravé par un tel refus.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, la conscience sociale, dans l'histoire de la France au XXe siėcle, ne fut pas le monopole de la gauche. Certes, le Front Populaire joua-t-il un rôle essentiel dans l'expression de celle-ci, comme le démontrèrent les lois concernant les congés payés et la semaine des quarante heures. Mais le gaullisme, après la guerre, défendit lui aussi une politique sociale, dans la mesure où il fut soucieux de renforcer l'État-Providence afin d'assurer le bien-être d'une classe moyenne en pleine expansion à l'époque des Trente Glorieuses.
Par contraste, le fascisme des années trente et quarante transforma la souveraineté de la conscience sociale en celle de la conscience nationale. Le social devait alors être tout entier soumis aux exigences de la nation. Le néo-libéralisme de notre temps, quant à lui, marginalise profondément le social et proclame la souveraineté des élites globales et de leurs ambitions dévorantes.
La réforme des retraites reflète en apparence le désir de valoriser le travail en poussant les Français à travailler plus longtemps. Mais cette valorisation du travail n'est qu'illusoire, dans la mesure où les politiques économiques néo-libérales produisent plus de précarité et de sous-emploi, ce qui conduit en réalité à une fragilisation croissante du travail et de son statut social.
Le capitalisme financier que représente le Président Macron implique par ailleurs une création de richesses considérables qui n'est plus le résultat d'un labeur ardu, mais bien de la simple spéculation. Ce modèle économique rompt ainsi avec l'éthique du travail qu'avait analysée en son temps Max Weber dans son ouvrage sur l'esprit du capitalisme.
Si l'on se place dans une perspective historique, on peut voir que ce sont surtout les régimes totalitaires qui, au XXe siėcle, ont glorifié le travail et imposé sa toute-puissance. Il suffit de songer au fameux slogan 'Le travail c'est la liberté', inscrit à l'entrée du camp d'extermination d'Auschwitz, ou encore à la trinité 'Travail Famille Patrie' du régime de Vichy et à son instauration du STO. Dans le même ordre d'idées, la dictature stalinienne construisit de nombreux goulags pour ses opposants politiques. Les prisonniers de ces camps devaient alors travailler jusqu'à épuisement sous peine d'être exécutés. Ce pouvoir inventa également l'idéologie du stakhanovisme, qui permit de récompenser l'ouvrier zélé totalement dévoué à la cause de l'Union Soviétique et à son mode de production.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que la célébration du travail macronienne possède des précédents historiques douteux. D'autant plus que les mêmes régimes fascistes du XXe siėcle s'attaquèrent sans équivoque aux syndicats. Ainsi, dès leur arrivée au pouvoir, les nazis supprimèrent-ils ceux-ci. Le gouvernement de Vichy proclama lui aussi la dissolution des principaux syndicats dès 1940. Le rejet actuel du dialogue avec les partenaires sociaux, en ce sens, rappelle de très mauvais souvenirs et révèle des caractéristiques autoritaires particulièrement frappantes.
Le message implicite exprimé par le pouvoir actuel est ainsi le suivant : 'les Français ne travaillent pas assez'. Une telle critique apparut déjà dans les années cinquante dans le discours réactionnaire et populiste de Poujade, qui fustigea alors les professeurs et les fonctionnaires en les accusant d'être des parasites. Sur ce point encore, les précédents historiques ne plaident pas en faveur du Président Macron.
Le néo-libéralisme se vante également d'exalter la responsabilité individuelle. Mais la conscience sociale montre bien que la responsabilité la plus importante de l'homme n'est pas envers lui-même, mais envers la communauté toute entiėre. L'idéologie néo-libérale souligne en outre la primauté du profit comme objectif essentiel du travail. Ce faisant, elle oublie que le travail est d'abord une activité qui doit être protégée, dans un pays comme la France qui aujourd'hui détient le triste record du taux le plus élevé d'accidents mortels sur les lieux de travail en Europe.
Dans l'histoire de la pensée française, c'est Rousseau qui, au XVIIIe siėcle, analysa le premier le mot : social et ses implications fondamentalement morales dans son fameux Contrat social. Il montra ainsi que la conscience sociale de l'homme servait de rempart nécessaire à l'état de guerre naturel entre lui-même et ses semblables. Négliger le social, c'est donc inévitablement accepter une conception destructrice et aliénante de la vie basée uniquement sur la loi de la jungle.
Notre époque engendre de nombreuses souffrances physiques et psychiques liées au travail. C'est ce qu'on appelle communément le burnout. Or, celui-ci se fait plus sentir à mesure que le travailleur avance en âge. En retardant l'âge de la retraite, on ne peut ainsi qu'exercer une violence certaine sur des catégories plus vulnérables car moins résistantes à la fatigue et au stress. Le social pose donc la question de l'humain (de l'humanité). Ce qui signifie qu'un monde moins préoccupé du bien-être et de l'intégrité physique et psychique des travailleurs devient inévitablement plus inhumain.
Le modèle socio-politique qui domina les Trente Glorieuses fut celui de la social-démocratie. Il affirmait que la démocratie devait obligatoirement reposer sur une forme de conscience sociale, c'est-à-dire de solidarité. De nombreux programmes sociaux furent ainsi créés dans les années cinquante et soixante : les catégories de la population française qui en bénéficièrent alors furent d'abord la classe ouvrière et la classe moyenne, soit l'ensemble des groupes sociaux les plus productifs. De tels programmes, dès lors, récompensèrent le dur travail de ces groupes. Ils ne constituèrent pas, comme le prétendent souvent les chantres du néo-libéralisme, des privilèges accordés à des oisifs ou à des désoeuvrés.
Sans social, donc, pas de démocratie, mais pas non plus de progrès économique. Car le contrat social des Trente Glorieuses fut simultané à une période de croissance exceptionnelle et demeurée à ce jour sans égal. Le pouvoir néo-libéral actuel, par contraste, veut nous faire croire à tort que la conscience sociale nuit au développement du capitalisme. Or, celui-ci ne fut jamais aussi florissant que dans l'après-guerre, particulièrement en France.
Il est clair que l'identité de plus en plus virtuelle du travail dans le monde contemporain réduit la conscience sociale de ce dernier. Car le travail virtuel issu de la toute-puissance des nouvelles technologies et amplifié par la crise sanitaire est par définition plus abstrait et immatériel, et donc plus détaché de la réalité. En outre, il s'effectue le plus souvent individuellement et est plus rarement ancré dans une communauté particulière. En ce sens, il reflète à bien des égards les valeurs de l'oligarchie au pouvoir.
La réforme des retraites témoigne ainsi d'une évolution inquiétante des idées politiques concernant le travail. Il s'agit en effet d'exercer un contrôle grandissant sur les acteurs de ce travail et de diminuer leurs libertés si difficilement conquises au fil du temps. Il faut bien parler de régression continue, puisqu'on est passé de la retraite légale à soixante ans, dans les années quatre-vingt, à la retraite à soixante-quatre ans, quelques quatre décennies plus tard. Le terrain social est donc un terrain pour lequel il faut se battre constamment et qui n'est jamais acquis définitivement.