publié le 02/03/2022
On ne peut réduire la guerre qui vient d'être déclenchée en Ukraine à un simple conflit territorial ou géopolitique. Celle-ci témoigne en effet d'un échec profond de la démocratie en Europe de l'Est, par delà les frontières respectives de l'Ukraine ou de la Russie. A cet égard, le démantèlement de l'Empire Soviétique au début des années quatre-vingt-dix avait suscité un grand espoir dans la création possible d'un nouvel ordre mondial enfin débarrassé du totalitarisme.
Trois décennies plus tard, cependant, il faut avouer que cet espoir a été largement déçu. En effet, les nouvelles idéologies dominantes de l'Europe de l'Est sont aujourd'hui le néo-libéralisme et le nationalisme d'extrême-droite, de la Pologne à la Hongrie en passant par l'Ukraine et la Russie. Ces deux idéologies ont formé en quelque sorte une alliance qui ne peut qu'étouffer le progrès politique véritable dans cette partie du vieux continent.
Ainsi, l'Europe de l'Est a-t-elle aujourd'hui ressuscité les pires démons de son passé. Car elle fut au vingtième siècle le creuset de nombreux mouvements fascistes et antisémites, des Oustachis croates de Pavelic au pouvoir de l'amiral Horthy en Hongrie, et de la dictature d'Antonescu en Roumanie au régime collaborationniste de Josef Tiso en Slovaquie. Dans le même ordre d'idées, il est nécessaire de rappeler la longue tradition des pogroms en Europe de l'Est, qui, bien avant l'émergence du nazisme, démontrèrent l'importance des persécutions raciales dans ces cultures.
Le monde politique actuel en Ukraine représente parfaitement la complicité contemporaine du néolibéralisme et du néo-fascisme, puisqu'il inclut le très populaire parti Svoboda, ouvertement néo-nazi et également partisan déclaré du libre-échange pur et dur. Le post-communisme, en ce sens, a débouché sur une régression économique et politique particulièrement troublante. Le soutien accordé au capitalisme sauvage par ces idéologies a ainsi produit des inégalités énormes de même qu'un processus de déstabilisation et de précarisation sociales généralisé.
Dans ces pays, en effet, la plupart des programmes de protection sociale qui avaient constitué l'une des réalisations les plus positives du système communiste ont été rapidement supprimés pour donner naissance à un darwinisme social qui consacre la loi du plus fort. Mais celle-ci, on le sait, entraîne inévitablement l'usage de la violence, comme on peut le voir aujourd'hui en Ukraine. Car l'image néolibérale de la société est nécessairement celle d'un état de guerre permanent entre les hommes et entre les classes.
La démocratie un moment rêvée a donc été remplacée par un ensemble d'oligarchies corrompues et sans égard pour la moindre forme de justice sociale. Elles impliquent une concentration extraordinaire du pouvoir et de la richesse et par voie de conséquence, l'appauvrissement du plus grand nombre et son absence de représentation politique. Ainsi l'Ukraine est-elle aujourd'hui le pays d'Europe dont le Produit National Brut est le plus bas. Le taux de chômage y est en outre particulièrement élevé.
On peut donc parler d'échec social et économique retentissant. Un tel échec pousse souvent les populations désorientées et éminemment vulnérables dans les bras des populistes et nationalistes d'extrême-droite. Ce phénomène se retrouve d'ailleurs en Europe occidentale, en particulier dans la France contemporaine. Le post-communisme, dans cette perspective, a mené avant tout au chaos comme on le voit aujourd'hui en Ukraine. A bien des égards, les pays d'Europe de l'Est ont ainsi adopté depuis la fin du communisme les pires travers de l'Occident, mais sans en posséder la tradition démocratique ni les institutions étatiques solides qui permettent malgré tout de tempérer les conséquences brutales du capitalisme débridé.
Le grand perdant du monde post-communiste a dès lors été la gauche. La souveraineté du néolibéralisme et du nationalisme d'extrême-droite l'a en quelque sorte reléguée dans les marges du système politique en Europe de l'Est. Il est également nécessaire de souligner dans cette optique le pouvoir retrouvé de l'Église, qu'elle soit catholique comme en Pologne, ou orthodoxe, comme en Roumanie et en Russie. Celui-ci entraîne inévitablement un virage à droite de la société, en particulier sur les questions morales et culturelles.
C'est ce qui distingue l'Europe de l'Est de l'Europe occidentale, car dans cette dernière, le processus de laïcisation de la société s'est au contraire accru depuis maintenant plusieurs décennies. L'Occident est donc devenu plus libre d'un point de vue moral et culturel, comme le démontre en outre le développement du multiculturalisme et des divers discours minoritaires. Un tel développement a été beaucoup plus limité en Europe de l'Est, ce qui accroit le caractère réactionnaire de son identité politique post-communiste.
Sans justice sociale, il ne peut y avoir de véritable démocratie. Ceci constitue bien un principe universel. Pourtant, les pouvoirs oligarchiques de l'Europe de l'Est continuent à nier celle-ci et à imposer un modèle social dans lequel les notions de partage et de solidarité sont pratiquement inexistantes. Mais leur caractère profondément inhumain et contraire aux besoins les plus fondamentaux des hommes les oblige à avoir recours à l'autoritarisme et à la force pour se maintenir en place, comme le prouve le régime de Poutine mais aussi le gouvernement de Kiev, coupable de violences meurtrières contre les minorités russes en Ukraine depuis huit ans.
Le post-communisme était censé apporter à la fois la démocratie et la prospérité aux peuples d'Europe de l'Est: il n'a apporté le plus souvent ni l'une ni l'autre. L'Ukraine actuelle témoigne à coup sûr d'une telle faillite. L'aide fournie par l'Union Européenne et par les États-Unis a ainsi eu peu d'effets sur la vie de l'homme moyen, puisque les oligarques ont essentiellement accaparé cette aide au lieu de la distribuer et de l'investir dans des projets d'intérêt public.
Le communisme, malgré ses défauts évidents, avait tout de même produit des sociétés relativement égalitaires et avait en particulier garanti un travail et une dignité minimale à tous les citoyens. Le néolibéralisme, lui, n'offre plus ce type d'avantages. Il a engendré l'exclusion sociale à grande échelle, et ce, à travers l'ensemble du vieux continent. Les thérapies de choc pratiquées dès les années quatre-vingt dix en Europe de l'Est avec la bénédiction de l'Occident ont ainsi poussé à une fracture sociale irrésistible et presque irréversible.
A bien des égards, on peut affirmer que les pays post-communistes sont aujourd'hui plus capitalistes et plus conservateurs que les pays d'Europe de l'Ouest. Ces derniers parviennent à maintenir en effet, en dépit des assauts répétés du néolibéralisme, un modèle d'État-Providence qui garantit à chacun le droit à la santé et à l'éducation gratuites, sans oublier une pension décente.
Les atteintes à la liberté provoquées par le pouvoir communiste avaient par ailleurs suscité des mouvements d'opposition populaires en Europe de l'Est, de l'insurrection de Budapest au printemps de Prague. Mais ces mouvements étaient encore profondément ancrés dans des idéologies progressistes et de gauche. Ils revendiquaient avant tout un socialisme à visage humain, et non pas l'avénement du capitalisme sauvage et du néofascisme. Il ne s'agissait donc pas de renverser purement et simplement le communisme, mais plutôt de retrouver sa vérité politique originelle définie par Marx, celle d'un humanisme planétaire.
Le monde post-communiste actuel constitue donc une trahison évidente des idéaux de liberté et de justice exprimés en leur temps par des leaders comme Nagy et Dubcek. Il a désavoué en quelque sorte l'héritage de la dissidence pour célébrer de manière éhontée des idées politiques qui détruisent profondément l'intégrité des communautés au nom d'un individualisme et d'un matérialisme arrogants.
Les oligarchies actuelles ne possèdent donc guère de légitimité, qu'elles soient russes, ukrainiennes ou autres. Elles s'avèrent en effet incapables de fonder des sociétés démocratiques et révèlent une conception particulièrement rétrograde de la modernité politique. Le nationalisme d'extrême-droite qui leur est souvent associé ne peut ainsi que mener à la haine et au mépris de l'autre. Les révolutions de la fin du vingtième siècle se sont donc bien avérées être au fil des temps des contre-révolutions pures et simples.