Société
logo

La Gauche impopuliste de notre temps

publié le 11/04/2022

couverture-tribune

Pierre Taminiaux- Un toit de Paris l'hiver

Cet article traite du nouvel échec électoral de la gauche française au premier tour de la présidentielle. Il considère comme cause essentielle de cet échec son manque d'ancrage dans les classes populaires.

La gauche n'est pas passée ce dimanche. Comme d'habitude, pourrait-on ajouter. Malgré une belle et longue campagne menée par Jean-Luc Mélenchon et ses adeptes, les forces néolibérales et populistes d'extrême-droite l'ont à nouveau devancée, pour le malheur plus que probable du peuple français. 

Il est clair que l'Union Populaire représentait l'unique force de contradiction véritable du système oligarchique qui domine actuellement le pays. Son programme incluait une conscience humaniste, sociale et écologique qui la distinguait nettement de tous ses adversaires. Le peuple français a donc rejeté la seule possibilité de changement radical par rapport à la politique destructrice du gouvernement actuel.

Une premiere constatation s'impose : la France est aujourd'hui un pays de droite. Elle ne constitue plus un modèle social, avec ses dix millions de pauvres et ses innombrables travailleurs précarisés et sous-payés, ni un modèle politique, avec la prédominance des forces conservatrices et la corruption conjointe de l'état et des grands médias, pour les autres nations du vieux continent. Ainsi, sur les cinq principaux candidats à l'election présidentielle, quatre appartenaient bel et bien à la droite. Ils ont d'ailleurs accumulé ensemble plus de soixante pour cent des voix au premier tour de cette élection.

Une telle situation détonne dans l'Europe occidentale d'aujourd'hui. En effet, dans la plupart des pays qui la composent, les élections nationales les plus importantes opposent généralement un parti (un candidat) de centre-droit à un parti (un candidat) de centre-gauche. La France, elle, verra s'affronter pour la seconde fois en cinq ans un candidat de centre-droit et une candidate d'extrême-droite au second tour des présidentielles.

Ce virage à droite de la société française est incontestable. Il remonte au debut du XXIe siècle, et plus précisément à l'élection présidentielle de 2002, où le candidat du Front National accèda à la surprise générale au second tour au détriment de son homologue socialiste. L'héritage révolutionnaire et jacobin, mais aussi et surtout celui de la SFIO de Jean Jaurès, est ainsi devenu un simple fantôme enfoui dans le temps et dans l'histoire.

Comment expliquer un tel échec de la gauche, le second après 2017 ? Je pense qu'il découle avant tout de son manque d'ancrage dans les classes populaires. Celles-ci, en effet, n'ont pas voté en masse pour son programme qui les concernait pourtant directement et leur assurait de meilleures conditions de vie. Ainsi, l'un des phénomènes les plus frappants de ces deux dernières décennies a-t-il été le déplacement des votes de ces classes populaires des partis de gauche traditionnels, socialistes et communistes, vers l'extrême-droite populiste représentée avant tout par le Rassemblement National.

Ces classes populaires sont en effet surtout préoccupées aujourd'hui par la question de l'immigration. La lutte des classes caractéristique de la Révolution industrielle et de la première moitié du XXe siècle a été en quelque sorte remplacée pour elles par la lutte des cultures. Pourtant, le discours politique de L'Union Populaire ignore à bien des égards la réalité crue de cette lutte nouvelle. J'ai été dans cette optique frappé, en regardant plusieurs meetings de Jean-Luc Mélenchon ces derniers mois, par le fait que celui-ci évitait purement et simplement de parler de l'immigration dans ses discours passionnés et généreux.

Or, selon un sondage récent, près de quarante pour cent des français soutiennent aujourd'hui l'immigration zéro. Ce chiffre impressionnant ne peut laisser indifférent, quelle que soit l'opinion qu'on puisse avoir vis-a-vis de ce problème particulièrement aigu. La gauche mélenchonienne a beaucoup trop esquivé celui-ci, au nom d'une philosophie multiculturelle d'essence humaniste qui présuppose l'idéal d'une coexistence harmonieuse entre toutes les cultures.

Il n'est pas étonnant, dans cette optique, si ces classes populaires préfèrent aujourd'hui en majorité l'extrême-droite. Le discours de cette dernière répond mieux à leurs angoisses, même s'il est simpliste et dogmatique. Pour parler concrètement, un chauffeur de taxi parisien est souvent victime d'agressions physiques et de menaces verbales de la part de jeunes maghrébins issus des banlieues. On ne peut nier une telle situation ni se contenter d'évoquer le racisme pour mieux dénigrer la validité des inquiétudes de ce chauffeur de taxi. Mélenchon a ainsi parlé et agi comme si les questions d'insécurité étaient nécessairement des questions de droite, alors qu'elles sont en fait des questions nationales qui dépassent les clivages idéologiques.

L'électorat principal de l'Union Populaire est constitué d'étudiants, de bobos et de personnes plus âgées appartenant aux classes moyennes éduquées, professeurs et fonctionnaires. Ce mouvement touche peu les ouvriers, les employés et les petits commerçants. Ceux-ci sont confrontés dans leur vie professionnelle et dans leur environnement social et culturel quotidien à la population immigrée. Ce conflit des cultures, ils le vivent donc dans leur chair et non pas dans des principes abstraits, aussi nobles soient-ils.

Or, jamais la gauche n'a-t-elle pu accéder au pouvoir dans son histoire moderne sans l'appui en grand nombre des classes populaires. Cela fut vrai autant en 1936 qu'en 1981. La gauche actuelle a donc perdu une bonne partie de ses appuis traditionnels en sous-estimant les conséquences des conflits culturels qui secouent la France. J'évoquerai à ce sujet le terme de "gauche impopuliste", qui traduit les carences de la gauche française contemporaine, mélenchonienne ou autre, dans sa relation aux classes populaires.

Il est intéressant de noter, dans cette perspective, que le mot "populiste" est aujourd'hui devenu suspect, en raison de son lien aux mouvements d'extrême-droite. Pourtant, à l'origine, ce mot ne signifiait rien d'autre que le souci, pour un parti quel qu'il soit, de répondre aux aspirations du peuple. La SFIO des origines fut bel et bien en ce sens un parti populiste.

Une seconde cause de cet échec est l'absence flagrante d'unité de la gauche actuelle. Sans unité, en effet, aucune victoire n'est possible pour la gauche. Il s'agit d'une leçon historique indiscutable. La gauche de 1936 et celle de 1981 ne purent ainsi l'emporter qu'en formant un front commun contre les forces de droite. Les socialistes épris de libéralisme ont désavoué Mélenchon, tout comme les écologistes et même les communistes. Un tel désaccord est particulièrement navrant, dans la mesure où il prouve la lâcheté et la médiocrité d'esprit de ces prétendus progressistes et leur refus de renverser l'ordre néolibéral dominant. Le morcellement de la gauche ne peut alors que consolider ce pouvoir dans la société française.

Une bonne partie de cette gauche ne se concentre ainsi aujourd'hui que sur les questions identitaires et écologiques. Elle a abandonné toute forme de critique sérieuse et en profondeur du capitalisme pour se vouer à la défense de nouvelles valeurs sociétales. Or, ces valeurs sont elles mêmes reconnues et à bien des égards défendues par l'idéologie néolibérale. Elles ne détiennent donc que peu de pouvoir de contestation véritable de l'ordre oligarchique.

Car ce que le néolibéralisme veut détruire en premier lieu, c'est la primauté du social dans le discours et dans la réalité politique de la France contemporaine. Pour celui-ci, en quelque sorte, le social n'existe pas ou plus, car il inclut nécessairement l'idée d'une communauté et au-delà, l'idée d'une égalité possible entre tous les citoyens. Mais détruire le social, c'est par définition détruire la démocratie en créant un monde égoïste et cruel basé uniquement sur le pouvoir du marché et du capitalisme global.

Or, de nombreux membres de cette fausse gauche contemporaine, écologistes ou socialistes, participent eux-mêmes à leur manière de ce processus de négation du social dans leurs propos et dans leurs actes. En ne soutenant pas Mélenchon, en effet, et en appelant même à voter Macron, ils n'ont fait que s'opposer à la dimension authentiquement sociale de son programme, que ce soit par rapport à l'augmentation du smic ou à la baisse de l'âge de la retraite. La gauche a donc paradoxalement battu la gauche et non pas la droite, ce qui a mené aux résultats électoraux que l'on sait.

 

PIERRE TAMINIAUX

Professeur de littérature française et francophone du XXe et du XXIe siècle à Georgetown University. Auteur d'une dizaine d'ouvrages et d'une soixantaine d'articles qui traitent en particulier des rapports entre la littérature et les arts plastiques dans les avant-gardes, dont le surréalisme. Il a également publié trois recueils de poésie, huit pièces de théâtre et a exposé une centaine d'oeuvres d'art (peintures, dessins, photographies) entre la Belgique et les Etats-Unis.

+ de décryptages du même auteur

2019 © éditions Hermann. Tous droits réservés.
Nous diffusons des cookies afin d'analyser le trafic sur ce site. Les informations concernant l'utilisation que vous faites de notre site nous sont transmises dans cette optique.