publié le 06/11/2019
pixabay spread of education
Le Royaume-Uni nous quitte, probablement. Cette nouvelle doit inciter les Européens continentaux à assumer les conséquences des particularités historiques qui les différencient des britanniques. A ce titre, la science doit être impliquée à nouveau dans le futur de l’Europe, pas seulement en termes stratégiques, mais aussi en termes épistémologiques : la tradition continentale avec laquelle nous avons conçu notre rapport à la science et l’avons pratiquée fait partie intégrante de l’identité européenne.
La science n’est pas uniquement un outil de progrès, mais aussi une manière d’être, voire un moyen stratégique, comme on l’observe dans les discours politiques censés raviver les fantasmes d’une indépendance nationale considérée comme affaiblie par la démocratie libérale. Or, au lendemain de la seconde Guerre mondiale, l’Europe, dont un grand nombre de savants avaient été persécutés voire assassinés, a subi une perte majeure, et moins apparente. Son approche épistémologique dite « continentale » s’est trouvée délégitimée. Elle a été reléguée au rang de second, loin derrière l’approche anglo-saxonne, plus pragmatiste. La méthodologie spécifiquement européenne revêt pourtant un intérêt, que devrait raviver l’Union pour mieux affirmer son identité. Encore faudrait-il garantir l’indépendance de l’activité scientifique, ce qui ne peut s’envisager que par une adhésion à un projet européen exigeant. Autrement dit, le projet européen ne doit pas se limiter aux sphères économique et socio-politique: il doit engager aussi la sphère épistémologique et scientifique.
La science est considérée comme un universel mondialisé. Comme un mode de vie. Mais cet universel est toujours énoncé à partir d’une culture donnée, à partir d’un référent identitaire et d’une histoire. L’Europe a créé son propre référent universaliste. En cela, une politique scientifique impliquant le champ universitaire pourrait renforcer la recevabilité d’un projet européen effectif aux yeux des opinions, voire affaiblir les nationalismes, si elle parvenait à relancer l’idée d’une science spécifiquement européenne dans ses fondements épistémologiques et théorétiques. En cela, l’universalisme européen impliquerait le medium scientifique lui-même, sous forme réformée, en tant qu’il pourrait s’opposer dialectiquement aux processus identitaires historiquement cristallisés par la science devenue technoïde.
Ce concept à potentiel programmatique peut-il répondre à des enjeux politiques d’une manière éthique au moment ou ces réflexes identitaires prolifèrent (peut-être du fait de l’incapacité des élites continentales à articuler leur désir fédéraliste avec la formation scientifique – devenue un projet de société - des jeunes générations) ?
Quelles perspectives peuvent être proposées en s’inspirant de la tradition scientifique et épistémologique européenne, formulée par exemple par Husserl dans La crise des sciences européennes, qui prend acte dès 1936 du déclin continental ?
Du fait de leurs débats épistémologiques constants et riches depuis plusieurs siècles, les traditions françaises et germaniques (ces dernières en tant qu’aires de réception de l’héritage mitteleuropéen) sont appelées à jouer un rôle important dans la relance d’une science continentale, par laquelle l’inféodation de la subjectivité humaine à la mesure et la statistique, en biomédecine par exemple, mais aussi en psychologie, ou en sociologie, serait enfin tempérée. Mitigation dont les effets politiques (assouplissement des positivismes sécuritaire, économique, et productiviste, quantifiés) et ultérieurement académiques (investissements de réelles zones frontières transdisciplinaires) pourraient ne pas être nuls.
A titre d’exemple, la notion de « médecine personnalisée » sans cesse convoquée semble être actuellement un enjeu, tiraillée entre les notions d’individu et d’intelligence informatique à grande échelle censée présider au fonctionnement des institutions de soins et aux décisions thérapeutiques. Ce problème a priori humaniste constitue une opportunité de réintroduction de la tradition philosophique et scientifique continentale au coeur même de la médecine. D’autres exemples gagneraient aussi à être discutés.
Quel contenu réel donner à ce projet de promotion des sciences européennes ? Par exemple:
- inscrire aux prérogatives statutaires des Académies des Sciences nationales la nécessité de promouvoir les approches épistémologiques et philosophiques issues de l’héritage européen (à titre d’exemple, on pourrait par exemple suggérer de revenir sur l’approche husserlienne du rapport à l’objet de la science, en tant que Husserl était un auteur continental)
- coordonner les avancées de ces Académies avec les Ministères de l’enseignement supérieur des pays impliqués via les ambassades
- proposer une feuille de route précise (mais non contraignante) en guise de catalyseur de ces projets dans les domaines :
a) de l’enseignement de l’épistémologie comparée (continentale versus anglo-saxonne) en tant que fondement du projet, dans de nouveaux masters à créer
b) du financement de masters et de thèses de 3ème cycle directement en lien avec cette question, impliquant une immersion partielle dans les laboratoires scientifiques des étudiants concernés, via des appels d’offre ad hoc. L’on pourrait nommer ce projet : « Reviving the european epistemological legacy in science: fostering applications in current research programs »
c) de la promotion au sein du programme de financement de la recherche européenne à venir (Horizon Europe), via des discussions avec la Commission, de cette nouvelle orientation à même de permettre une progressive différenciation d’avec la primauté tacitement accordée aux approches d’essence anglo-saxonne en biomédecine voire en sciences humaines.
Si la science est d’un côté devenue monde, et que d’un autre elle redevient davantage européenne en Europe, alors la crainte du monde extérieur, par là redevenu à terme un peu plus européen par le biais de l’enseignement et de la pratique scientifique, devrait décroitre. Et les tensions politiques entretenues par les régimes identitaires et dictocratiques actuels régresser, un jour ou l’autre.
De la sorte, la science trouverait l’occasion de participer à la renaissance d’une universalité européenne – une universalité qui ne serait plus ni missionnaire, ni coloniale, mais qui serait nourrie de son lien avec une anthropologie générale. Cette science néo-européenne pourrait par là se distancer (sans pour autant le refouler, car il a bien sûr aussi fait ses preuves) d’un objectivisme hypermathématisé, posé par le monde anglo-américain, et devenu, de sécurisant, parfois étouffant et sources d’errances pour notre recherche académique ainsi que pour nos jeunes citoyens et étudiants.