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Une science européenne (2) : le cancer, l’âme, la forme du corps

publié le 10/01/2020

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Pixabay

Une étude française de cancérologie publiée en 2019 dans la revue 'Nature' dévoile un intrigant phénomène de captation de certains neurones cérébraux par des tumeurs. J’essaie ici de montrer en quoi une lecture philosophique de ces données leur confère de nouvelles bases de développement.

Les rapports entre la société européenne et la science, ne cessent de se montrer passionnants, et passionnément conflictuels. Il n’est pas une journée sans que l’on soit à même de ressentir de façon bénéfique ou néfaste les conséquences de l’infiltration du mode de pensée appelé ‘scientifique’ dans notre rapport à la santé.

Ma tribune précédente Une science européenne : oxymore ou projet ? était consacrée à la promotion de la tradition épistémologique continentale dans les sciences, dans le but de se réappproprier les clivages issus des rapports entre celles-ci et la personne humaine, en particulier dans le domaine biomédical. Je vais tenter de montrer dans le présent document en quoi est-ce qu’un regard dit ‘continental’ sur les résultats obtenus par les sciences biologiques expérimentales, peut conférer à celles-ci des bases de développement synergiques en retour, non seulement pour elles-mêmes, mais aussi pour la société dans laquelle elles prennent corps et qu’elles souhaitent aider.

La cancérologie est une discipline étonnante à l’intérieur de l’univers des pathologies humaines – sans parler de son caractère indispensable en médecine bien sûr. Un des points les plus clairement en lien avec l’aspect déroutant et donc intrigant du cancer a à voir avec le caractère équivoque de la tumeur : appartient-elle ou non au soi du patient ? Ainsi qu’avec sa conséquence : la capacité de la tumeur à s’autonomiser. En effet, ces deux éléments la personnifient peu ou prou au regard du malade, mais aussi, de manière peut-être moins apparente, au regard du médecin et du scientifique, et participent donc de son intérêt.

Pendant de nombreuses décennies, les recherches en cancérologie ont globalement ignoré les interactions entre les cellules tumorales et leur voisinage, assimilant en effet toute tumeur à une entité autonome. Les avancées récentes en immunologie oncologique ont montré que la tumeur était dépendante du succès de ses incessantes entreprises de désactivation de l’immunité du patient, tentant, elle, de la rejeter, pour perdurer. Tout en étant enthousiasmantes intellectuellement et ayant permis une amélioration tangible de l’espérance de vie chez de nombreux malades, ces avancées sont maintenant assez bien connues du grand public.

Très récemment, des résultats sont venus orienter la cancérologie vers de nouveaux horizons interprétatifs. Une équipe académique française dirigée par Claire Magnon a franchi un pas important dans la description du comportement tumoral grâce à une étude publiée en mai 2019 dans la revue Nature. Ce groupe de recherche a montré que des cellules neuronales immatures du cerveau, a priori donc utiles au développement ou à la régénération du tissu cérébral, pouvaient infiltrer des tumeurs de la prostate et leurs métastases à distance, puis s’y multiplier en vue d’y implanter des structures neuronales faisant désormais partie de la tumeur elle-même. Ce même groupe a démontré dans des modèles expérimentaux la dépendance de ces tumeurs envers ce processus d’importation de neurones et de neurogenèse pour leur croissance propre, ainsi que, chez les patients atteints de cancer de la prostate, une corrélation entre le nombre de ces neurones d’origine cérébrale dans les tumeurs, et l’agressivité et la récurrence de ces dernières.

Les interprétations à la fois les plus directes et légitimes que l’on puisse faire de ces résultats ont été diffusées au sein de l’article scientifique lui-même : l’étude met pour la toute première fois en évidence une interaction entre le système nerveux central et la croissance tumorale, qui implique d’ailleurs, logiquement, une baisse de l’intégrité de la barrière hémato-encéphalique, propice à la migration de ces neurones vers la tumeur. La seconde conclusion principale est d’ordre pharmacologique : si les tumeurs sont tributaires de processus neuronaux en leur sein pour leur développement, la cancérologie devrait pouvoir bénéficier de la diversité des agents neurotropes que la pharmacopée a accumulés depuis des décennies pour améliorer ses traitements.

Tout cela est pleinement légitime encore une fois, et ne mérite aucun commentaire supplémentaire dans le cadre d’une épistémologie positive. Néanmoins, le terme de science reste plurivoque, et accepte donc en son sein d’autres épistémologies que celles dont nous avons évoqué certaines des avancées intéressantes ci-dessus. Dans le prolongement de la tribune précédente consacrée à la ré-émergence nécessaire d’une science européenne, dite ‘continentale’, citée plus haut, quelle tradition, quel héritage, quel auteur, pourrions-nous aborder pour peut-être, amener ces résultats à l’horizon sociétal qu’ils méritent, et ainsi proposer de nouvelles perspectives ?

Il est relativement consensuel de considérer la biologie actuelle comme dualiste, et de reconnaître les difficultés que ce positionnement entraîne lorsqu’il devient univoque, y compris d'un point de vue clinique. Remontons dans le temps, à la recherche d’investigateurs respectés, mais un peu négligés. Si la tradition platonicienne reste majoritairement étrangère au corps, et est, elle aussi, dualiste, la maîtrise qu’Aristote a développée pour l’étude non dualiste de la vie et des corps vivants continue de susciter l’intérêt des universitaires, y compris en philosophie des sciences, et pas seulement dans le domaine de l’histoire de la philosophie. Dans le traité De l’Ame, qui est en fait un traité sur la vie, Aristote en arrive après un certain cheminement, au livre III, à la conclusion selon laquelle l’âme est la forme du corps, la réunion des actes effectifs de celui-ci, de ses modes de réalisation. Cette notion ici condensée est l’une des plus difficiles à appréhender, à comprendre, et à s’approprier pour les post-modernes que nous sommes, ceci pour des raisons philologiques, épistémologiques, et historiques. Mais, après l'avoir accueillie sans trop y résister, s'il nous est donné d'y parvenir, il s'agit aussi d'une des notions les plus difficiles à réfuter de la tradition de pensée occidentale. Le cancer est un des problèmes médicaux prépondérants de notre époque. En restant fidèle à cette tradition, nul ne peut éluder que cette maladie est un signe de notre temps. Nous devons de ce fait apprendre à l’observer et l’écouter. 

Sans entrer dans des développements que des héritiers indirects comme Hegel, ou que des chercheurs actuels comme Jean-Louis Labarrière ou Anne Merker ont réussi brillamment sur ce sujet de l’hylémorphisme chez Aristote, voici à quoi peut aboutir une simple lecture aristotélicienne de ces données de cancérologie expérimentale :

- Existe-il une téléologie tumorale, un dessein de la tumeur, qui s’appuierait sur cette neurogénèse, que peu auraient soupçonné d’exister ? Des perspectives évolutionnistes pourraient se nourrir d’un tel questionnement, qui nous incite aussi à méditer sur la notion de force cancéreuse, capable de happer à son avantage des cellules issues du cerveau, le tissu le plus évolué et le plus isolé du reste de l'organisme.

- Que signifie dans le champ symbolique cette captation neuronale par la tumeur pour la forme humaine, dont le cerveau est l’organe de révélation privilégié ? Autrement dit, quel acte donne à voir le malade par là même ? 

- Et en troisième lieu, parmi de nombreuses autres questions possibles, serait-il acceptable, si tel devait être le cas dans les années à venir, de traiter des patients cancéreux avec des agents neuro- voire psychotropes ? L’aspect fortement connoté de ce type d’approche pourrait être questionné en termes d’éthique médicale, et là encore, de symbolique sociétale associée.

Les données de cette étude française doivent bien sûr trouver confirmation et ensuite, peut-être, application à d’autres types de cancers. Néanmoins, voilà quelques questions certes exigeantes, mais aussi potentiellement fécondes qui peuvent découler d’une simple mise en contact entre une tradition philosophique et des données expérimentales issues de la science contemporaine, dont Husserl, mathématicien de formation, avait bien esquissé les zones frontières dès 1937.

Romain Parent

Romain Parent est pharmacien et docteur en virologie. Il est chargé de recherches (Inserm) au Centre de recherches en cancérologie de Lyon. Il anime une UE d’épistémologie à l’université Claude Bernard, dans le dessein d’y articuler la philosophie continentale à l’oncologie moléculaire et médicale.

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