publié le 03/09/2021
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Une considération inactuelle: Nietzsche et le corps
Que serait-il advenu de la vie de Friedrich Nietzsche s’il avait été… plus touché, à l’âge adulte bien sûr ?
Débuter un argumentaire philosophique sur la pertinence de la consultation électronique dans notre société, en août 2021, pourrait faire l’économie d’une telle interrogation, inactuelle objecterait-on. Néanmoins, certaines figures demeurent toujours tutélaires, et plus encore celle de Nietzsche lorsque l’on aborde la relation entre le corps, la santé et la maladie. Comment Nietzsche aurait pu, lui, avoir été plus touché par le monde de son époque ? Mais c’est là comprendre le terme ‘touché’ à la manière toute contemporaine que de tenter de répondre suivant un chemin dépourvu de chair à cette question. Nous serions au contraire tentés de marteler que c’est bien parce que Nietzsche ne fut jamais assez touché qu’il finit tel qu’il finit, au cou d’un cheval, l’embrassant.
Si la réalité de l’être-au-monde de Nietzsche, selon son mode de présence le plus irréfutable, son corps, sa substance corporelle, rémanente, avait été reconnue, auscultée, palpée, serrée, notre simple intuition a priori nous aurait indiqué qu’il en eut été autrement. Cette-ci eut été moins dangereuse, moins critique, moins tendue, moins aimante, moins méchante, moins théorique, moins créative, et moins en tout. Une âme sans corps pense davantage, plus vite, et plus mortellement. Quelle chance alors pour nous, que Nietzsche et son corps aient été si peu touchés ? Sans quoi nul au XXème siècle n’aurait connu le vrai Nietzsche, celui qui s’est montré, âme seule marchant sans cesse et produisant ses migraines pour se donner concrétude corporelle à la tête, précisément là où l’on pense le plus ! Mais nous ne sommes pas Nietzsche, et l’aiguillon de la solitude des corps nous effrite, nous autres, souvent plus qu’il ne nous aiguillonne pour nous dépasser. En cela, notre rapport à ce que l’on pourrait appeler l’émancipation inquiétante de l’intellect vis-à-vis du toucher doit être fréquemment évalué.
Phénoménologie et téléconsultation
Entre la forme éminemment thérapeutique qu’aurait pu constituer tout toucher, y compris surement thérapeutique pour Nietzsche, et le toucher médical, forme partielle du premier, se glisse un monde. Tout toucher accueille un signe. Le signe insigne, le symptôme, élève le corps au rang de champ d’expression de la vérité, sauf à dire que nous sommes au monde sans corps, ou que notre corps est sous contrôle effectif ! Aucun symptôme ne peut demeurer voilé, tronqué une fois éclot, et c’est bien la raison pour laquelle la médecine a autant de difficultés à ramener celui-ci au sein du domaine de la parole, au-delà donc d’un certain discours. La tradition phénoménologique rappelle bien, et démontre rigoureusement, que l’homme est le seul à pouvoir relever le défi de faire accéder un signe, y compris donc médical, à un niveau de dignité auquel nulle autre ne peut prétendre. Le rapport que la phénoménologie entretient avec les cinq sens est donc fondamental pour nous donner une chance d’approcher enfin ce dont il est question à travers le signe. Il n’est certes pas besoin de goûter ni de humer le patient, bien que cela fut parfois routine dans l’histoire de la médecine. Demeurent donc le voir, l’écouter et le toucher. La vision et la parole, on le sait, sont des fonctions très enclines à la théorisation, au ravalement du divers sensible sous le régime de catégories, de présupposés.
En quoi alors la présence réelle, mais aussi le toucher, sont-ils donc des mediums de connaissance ? Freud s’intéressait à la parole de ses patients ; mais, on le sait, il maintenait sa main sur le crâne de ceux-ci au début de sa carrière, peut-être pas moins pour lui que pour eux. Le toucher officialise la limite dernière entre le soi et l’autre, que l’on pourrait en fait qualifier d’objective. On peut être ce que l’on veut socialement, mais, in fine, le corps fonde. D’où son inaliénabilité juridiquement rappelée, en particulier actuellement. Le corps fonde l’existence, banalement, pourrait-on dire, mais il fonde aussi celui qui le touche. Il fait monde pour le médecin, il éduque le médecin, tout au long de sa vie, comme l’enfant touche, au musée, la statue : du crâne dur au mollet mou, du genou supposé machine au ventre insondable, du rythme du cœur à ses formes intuitées, de la côte brisée au sein tumoral, du poumon sifflant à la toux de feu…
Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’intérêt pour la téléconsultation, dont par exemple, la persistance des fameux déserts médicaux, et l’épuisement des médecins. Une évolution majoritaire vers le confort apparent de la téléconsultation nous ramènera à un dualisme néo-cartésien dans lequel la parole corporelle du patient, qui finira par s’atrophier en simple compte-rendu, n’émanera que de la tête. Au corps de continuer à montrer, comme il le pourra. Comment ne pas redouter alors la multiplicité des errements médicaux lorsque le patient et le médecin ne peuvent que dire ?
La distinction de trop longue date entre le terme ‘médecin’ et ‘thérapeute’ implique le rapport différent de chacun d’entre eux à une certaine dignité de la profondeur du corps. Quoi de plus profond, et donc de plus haut, qu’un corps ? La conviction actuellement fréquente selon laquelle l’ostéopathe peut encore toucher là où le médecin se tait le confirme.
Dans la filiation hégélienne et husserlienne, le livre Chair et corps (1981. Ed. de Minuit) de D. Franck indique, lors du toucher : "La limite de ma chair est une autre chair. Cette limite n’est pas extrinsèque à ma chair ; au contraire elle en procède. La relation à l’autre chair est une composante de sens de la mienne propre." Que la différence toujours croissante entre le médecin et le thérapeute se voit logistiquement encouragée par les optimisations électroniques en cours impliquant des téléconsultations trop fréquentes fera souffrir les médecins y compris.