publié le 20/03/2020
Romain Parent / Fred Hutchinson Cancer Research Center - 2008. Une cellule infectée par le virus de l'hépatite C.
En 1936, Husserl, dans un dernier effort héroïque, s’escrime à conjurer le destin à venir dans sa fameuse conférence viennoise sur La crise des sciences européennes.
L’intensité de la déliaison épistémologique entre sujet et objet est aujourd’hui, comme à l’époque de la Krisis, conséquente. Les microbes sont assurément les premiers accusés en tant que purs coupables de notre finitude dès que possible, mais la vasteté et l’émiettement du réel contemporain excède toujours nos possibilités de comprendre les nécessités que ceux-ci manifestent.
Les virus, éminents acteurs de l’évolution et membres du règne microbien, viennent confirmer ces limites, dans un contexte dans lequel trop peu d’entre nous sont à même d’approcher ce qui les différencient par exemple des bactéries, des parasites, et des champignons, avec ce que ces différences recèlent de possibilités interprétatives. En m’appuyant sur le langage comme mode d’accès à ce dont il est question dans le rapport de l’homme aux virus, je vais donc faire en sorte d’aborder la question suivante, en apparence inactuelle : Qu’est-ce qu’un virus ?
En direct aval de la profonde préoccupation husserlienne, Heidegger avance la question de l’être de l’étant comme question fondamentale de toute philosophie. Dans Etre et Temps, il annonce que l’être de l’étant est précisément ce qui demeure souvent soustrait, retiré :
"Mais ce qui en un sens privilégié demeure retiré, ou bien retombe dans le recouvrement, ou bien ne se montre que de manière dissimulée, ce n’est point tel ou tel étant, mais, ainsi que l’ont montré nos considérations initiales, l’être de l’étant."
Comment toute science pourrait-elle agir en tant que science sans considérer l’être de son objet ? Quel serait donc un virus sans son être ? La science de nos laboratoires a-t-elle réellement médité cette étape logique de son rapport aux virus depuis les premiers développements de la virologie, du discours sur les virus ? Corrélativement, la virologie est-elle à même de se constituer en tant que science selon les critères husserliens cette fois ?
Le terme de virus est déjà présent dans la langue grecque (ios), et même dans le sanscrit (visham) et désigne dans ces deux langues le poison, une substance mal définie et surtout pas autrement que par sa nocivité. L’idée de virus est également présente chez les romains et représente au temps de l’empire une force extérieure menaçante. La racine vir a à voir avec le concept de force virile. Pour Pline et Virgile ce mot exprime le fétide, l’animalité (en tant que condition dont l’homme doit garder le souci de se démarquer), un liquide liquoreux toxique, le venimeux, l’empoisonné. Virgile avance à nouveau une conception par défaut du virus lors de l’exposé des pratiques agricoles dans ses Géorgiques. Il conseille la mise à feu des parcelles (…) pour que tout leur virus soit cuit. L’emploi du singulier est intéressant : il associe au terme virus une propriété mauvaise, un état pathologique, plus que la présence d’objets concrets, définis, objectivables.
A nouveau, Virgile, dans ses Géorgiques, implique les virus dans l’apparition de l’Autre, le non-nommé, dans la vie humaine jusqu’ici vécue dans l’unité primordiale. Jupiter se montre et brise l’âge d’or durant lequel la terre produisait tout d’elle-même, librement, sans contrainte (…). Il apporte le virus aux noirs serpents. Qui eux-mêmes malgré leur aspect repoussant vivaient en paix avec l’homme.
Il est clair que l’idée du virus telle que présentée dans des textes fondateurs de la civilisation occidentale a été le moyen de choix pour formuler la présence du jusque-là insu. La nécessité fit son apparition et... le nocher dû alors nommer et dénombrer les étoiles (…). Fut alors donnée sa feuille de route à la science… qui a fondé la virologie en tant que branche particulière de la microbiologie.
La différence majeure entre bactéries et parasites d’un côté, et virus de l’autre tient à leur origine : les bactéries et les parasites se multiplient à partir de leur propre corps cellulaire et possèdent une vie métabolique propre, un en-soi dirait-on en philosophie. Ils sont, en quelque sorte, en filiation directe avec leur propre origine. Ils consomment de l’énergie, se meuvent, se déforment, produisent des déchets, établissent des systèmes de communication plus ou moins sophistiqués avec leurs congénères ou leurs cibles. En somme, ils vivent et jouissent d’une certaine autonomie d’action.
Les virus ne partagent aucune des caractéristiques des bactéries. Ils ne peuvent se multiplier eux-mêmes, ils n’ont pas de métabolisme propre et sont dotés la plupart du temps de minuscules génomes. Ils ne produisent aucun déchet métabolique et mesurent au plus un dixième de la taille d’une bactérie ; ils adoptent des formes géométriques, et n’ont établi aucun système de communication d’aucune sorte entre eux ou avec leur environnement biologique une fois produits. Les virus sont en effet des produits de l’hôte qui les abritent. Il s’agit du concept fondateur de la virologie.
Cette notion reconnue dans les laboratoires de virologie moléculaire n’a pas encore été phénoménologiquement accueillie dans sa plénitude et c’est ce qui pose aujourd’hui problème au regard des critères de scientificité proposés par Husserl.
Plus que tout autre agent infectieux, les caractéristiques biologiques du virus nous invitent à le considérer comme issu de nous-mêmes. Il doit être considéré dans sa diversité moléculaire comme autant de voies privilégiées de connaissance de notre intériorité et de notre évolution dans la sphère biologique et médicale.
Des recherches maintenant bien documentées suggèrent que certains virus, les rétrovirus, se sont insérés de manière définitive dans le génome humain il y a des millions d'années et correspondent maintenant à 8% de la longueur totale de nos chromosomes. Ces travaux ont montré qu’une part importante de nos caractères biologiques résultent de la participation de certaines séquences génétiques d’origine virale aux fonctions d’expression du contenu de nos chromosomes.
Un exemple plus concret en est la participation d’un de ces rétrovirus devenus endogènes au bon déroulement de la grossesse via l’instauration d’un état de tolérance immunologique de la mère vis-à-vis du fœtus en développement.
Les virus de la grippe, comme de nombreux autres virus associés à des pathologies respiratoires aigües, sont incompatibles avec l’hôte et sont soit rejetés, le plus souvent après une violente réaction inflammatoire, soit mènent à la disparition de l’hôte. Cette notion d’inacceptabilité de ce type de matériel génétique viral par l’hôte doit venir nous questionner. Quel est le statut de ces messages vagabonds ? Conjecturer que ces messages génétiques errent dans la perspective d’une appropriation féconde par l’homme peut sembler téléologique, mais acceptable sur le plan évolutif.
Cette appropriation peut se faire sous forme moléculaire, par intégration physique, matérielle, des messages génétiques dans notre génome. Cependant ce processus est pratiquement exclu pour les virus grippaux et médicalement apparentés pour des raisons biologiques que nous ne développerons pas ici. Elle peut aussi se faire sous forme fonctionnelle, par l’implication de notre réponse immunitaire dans le rejet de ces messages, et via l’empreinte, la trace, qui en résulte.
La force virale fièvreuse qui fige actuellement notre monde socioéconomique tout en échauffant nos tissus enflammés inaugure de nouvelles failles créatrices, pour ouvrir notre conscience à des visées encore inaccessibles ou méprisées il y a peu. Dans ses Petits traités d'histoire naturelle et son Traité de l'Ame, Aristote nous enseigne de manière édifiante, et très rigoureuse, d’où son large enseignement aujourd’hui dans les cursus de philosophie, que l’âme est l'acte du corps. A moins de chuter à nouveau sous la coupe néocartésienne comprise à l'opposé de son interprétation husserlienne, cette réappropriation des évènements infectieux d'origine virale peut donc se dérouler sous des formes métabiologiques : seul le coronavirus a pu effondrer décisivement en quelques semaines les émissions atmosphériques toxiques en de nombreux genres ainsi que les émissions de dioxyde de carbone.
Ce que l’homme n’a pu se résoudre à faire malgré toute sa volonté consciente, un petit virus, production des profondeurs considérées aveugles du corps humain, l’a accompli. Pourquoi tant de victimes pour accéder à ce résultat ?