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Virus, vie, et variants

publié le 15/02/2021

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H. Zell - Wikimedia Commons

Les variants du coronavirus de type 2 mobilisent les ressources computationnelles et épidémiologiques. Cette approche de l’évolution virale peut occulter des possibilités interprétatives fondées sur une herméneutique des symptômes spécifiques à chaque variant, et du processus viral lui-même.

Les virus en tant que proposition pour la phénoménologie

L'implication des virus semble à notre époque croître aux dépens de celle d'autres microbes doués d'une vie métabolique propre. Depuis les années 1970, nous avons été confrontés à l'apparition de très nombreuses espèces virales à une échelle épidémiologique sans précédent : virus du SIDA, de l'hépatite C, Ebola, West-Nile, Zika, Dengue, Chikungunya, virus néo-grippaux (H1N1), Sars-CoV1 et 2. S'agit-il d'une association ou d'un processus révélant des relations de causalité d'un terme à l'autre, j'entends de l'homme à l’homme via le virus ?

Les virus, du fait de leurs caractéristiques spécifiques, détaillées dans les tribunes précédentes, défient l'illusion d'un monde fait d'agrégats indépendants, au sens où Hegel pourrait opposer cet état à celui du processus. Un virus décrit, pour se maintenir, un cercle parfait et complet entre lui-même et ses futures possibilités, via son hôte, dont il traverse osmotiquement la chair et la récupère pour lui. Les virus sont intégralement formés par notre chair propre : nous respirons un virus ? Nous respirons la chair de l'autre reconfigurée en particule virale. 

A l’aune de ces observations, une phénoménologie des variants semble légitime à formuler.

Figures virales de la variation

Comment approcher la variation ? La tradition parménidienne, permettant d’accéder à l’être de ce dont il est question de manière à la fois sensible et intelligible, est possible via son Logos, c’est-à-dire via le terme nommant ce dont il est question. Qu’est-ce que le terme ‘variant’ porte en lui ? Le dictionnaire historique d’Alain Rey nous apprend que ce terme dérive de l’adjectif ‘varius’ qui signifie matériellement ‘tacheté’ ou ‘moucheté’, et conceptuellement ‘inconstant’ ou ‘irrésolu’. En français médiéval, ‘se varier’ signifiait ‘se corrompre’, mais cette acception a disparu, ce qui est décisif, puisque cette évolution montre que la variation n’est à partir de cette époque plus associée à une dégradation automatique : le lien entre la variation et le gain n’est désormais plus exclu. Au XVème siècle, faire ‘varier la volonté’ de quelqu’un signifie alors le contrarier. A partir de 1727, le sens du terme se voit intégré au sein de la science expérimentale et donc séparé de son histoire subjective et des richesses interprétatives qui en découlent. Au XXème siècle, l’adjectif ‘variant’ se voit froidement associé à un fait d’ordre chimique et de variance statistique non nulle.

Deux questions se présentent alors : comment thématiser la question de l’identité et de l’altérité dans le contexte de variations virales ? Et comment interpréter dans le contexte précis du coronavirus de type 2 les conclusions relatives à cette question ?

D’un point de vue génétique, ces virus variants ou non sont quasiment intégralement identiques, et peuvent donc être nommés de la même manière. Mais d’un point de vue clinique, ces variants semblent déterminer des symptômes différents : moins d’anosmie et d’agueusie, plus de toux. Pour le biologiste moléculaire, ces virus sont les mêmes. Pour le clinicien attentif, bien moins. Pour l’anthropologue ou le phénoménologue, quasiment plus. Il s’agirait bien cette fois, contrairement aux rebonds antérieurs suscités par le contrôle sanitaire, d’une nouvelle vague virale. Dans un souci hégélien que l’œuvre de Husserl réactualise, qu’est-ce que, pour la conscience à même de donner du sens aux signes, que tousser en comparaison de ne plus sentir goût ou odeurs ? A chacun d’entre nous de nous réfléchir par nos symptômes, nos lapsus physiopathologiques en quelque sorte.

L’erreur virale, démiurge de nos futurs

Les virus dits à ARN comme le SARS-Cov-2 sont plus fragiles à de nombreux égards que les virus à ADN comme ceux de l’herpès, de la varicelle/zona, ou de l’hépatite B dont on reconnait le caractère rémanent. Ils sont en général plus instables génétiquement. Les virus à ARN tirent leur dynamisme, leur force, des erreurs de copie de leur génome : en somme d’un lieu dans lequel le vrai et le faux s’interconvertissent sans cesse. Dans ce lieu, le vrai mène à l’identité, le faux au devenir. Le paradoxe est qu'ils tirent donc leurs forces d'une source en apparence non adéquate à la raison scientifique conventionnelle fondée sur le principe de non contradiction qui fonde la logique formelle. La figure du chaos, en tout cas comme représentative de conditions résistantes aux raisons inductive et déductive semble ici pertinente, et la figure de Dyonisos qui en est une forme somme toute dérivée permet aussi d’approcher le problème. La raison virale, la cause virale, dépasse une certaine science, impliquant que la science puisse se faire servante de cette raison, pour réactualiser avec humour une certaine ambiance scolastique. Quel type de raison peut alors nous aider à avancer en face d'un potentiel de jaillissement dyonisiaque comme celui-ci ? 

Le virus serait la forme et nous ses supplétifs, sauf si nous récupérons pour nous un souci herméneutique de cette situation. Le truchement des postillons en tant que vecteurs viraux par exemple est presque amusant à interroger. Quand postillons-nous le plus souvent ? Quand le corps s'enroule au langage de manière excessive, fiévreuse, et non consciemment recherchée, comme au théâtre par exemple. Peut-être quand l'agitation vers l'uniformité inconsciente remplace le lent travail vers l'unité consciente. Mais attention, le réel est toujours subtil peut-être, éthique : quels seraient les endroits les plus propices aux mutations virales ? Les meetings politiques identitaires ou les concerts de rock ? Peut-être que les virus des premiers y sont moins propagés, mais que les défenses immunitaires, déjà bien sollicitées dans ces contextes… s'y affaiblissent, pour un jeu à somme nulle, ou que les deux publics n'ont rien à voir, et donc beaucoup à dire.

Qu’en faire pour nous-mêmes ?

L'homme et le virus sont deux moments enlacés d'un même devenir, qui se pose en troisième terme, négatif simple, encore immédiat, impénétrable. Tant que le virus mutera pour s’échapper, retrouver sa liberté, c'est qu'il aura quelque chose à faire entendre, c'est que le processus dialectique d'incorporation de l'autre viral comme mode de concours à l’accès la conversion d'un en-soi en vue d'un pour-soi – bien reconnu dans le cas de certains virus anciens maintenant indispensables à la grossesse - n'est pas achevé.

Le problème est de savoir ce que nos consciences humaines, conditions de possibilité d'une transcendance au moins spéculative et même parfois actée dans le biologique - et par le biologique - veut faire de cette épopée. Le coronavirus de type 2, mutant ou pas, semble très inflammatoire. La chaleur de l'inflammation est censée activer des processus nécessaires en médecine, mais comme on le voit, celle-ci peut être trop intense et orienter le poumon vers la fibrose, vers un processus plus minéralisant : du point de vue purement matériel, c'est un anabolisme : le poumon se stabilise, s'alourdit, mais du point de vue vital, c'est un catabolisme : il se durcit. Comment alors penser ce métabolisme alors que le vitalisme est ridiculisé par nous, scientifiques, depuis l'époque de Stahl ? Nous sommes encore insuffisamment capables de reconnaître la pertinence des grands moments de l'histoire médicale et cela ampute nos possibilités interprétatives.

Si la société prend le chemin de la protection antivirale apparente, par la pensée d'entendement qui opposera de manière statique virus et société, le virus pourrait nous fibroser par des moyens métabiologiques. En étudiant Pindare, le poète Hölderlin considérait la médiation comme essentiellement rigoureuse. Nous savons que le schéma global de la spéciation souffre de nombreuses cases vides, d'ancêtres communs absents… Une évolution saltatoire ponctuellement mais intensément accélérée par des déferlantes virales à certaines époques de la phylogénèse constituerait une théorie recevable. Cette éventualité peut être riche d'enseignements pour les années 2020-2025 par exemple.

Si nous prenons le chemin d'une ouverture, sincère et confiante mais précise, à ce que le virus nous fait montrer (les symptômes) et accomplir (les effets bénéfiques sur l'environnement par exemple), alors nous pouvons espérer nous connaître davantage. Je reprends ici la formule de Michael Foessel, professeur à l’école Polytechnique : c’est bien le monde qui nous sauve et non l’inverse. Et il n’y a qu’un monde, avec ou sans virus.

Romain Parent

Romain Parent est pharmacien et docteur en virologie. Il est chargé de recherches (Inserm) au Centre de recherches en cancérologie de Lyon. Il anime une UE d’épistémologie à l’université Claude Bernard, dans le dessein d’y articuler la philosophie continentale à l’oncologie moléculaire et médicale.

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