
publié le 22/12/2025

Presidence Côte d'Ivoire
Dans le paysage intellectuel africain, de nombreuses formes de sagesse demeurent marginalisées par les cadres classiques de la philosophie académique. Pourtant, au cœur des sociétés ivoiriennes, circulent des concepts pratiques, des mots d’expérience et des logiques de vie qui constituent de véritables philosophies implicites. Le Sègnè appartient à cette catégorie. Terme issu du langage populaire ivoirien, le Sègnè ne renvoie pas simplement à une situation difficile ou à une ruse circonstancielle, mais à une manière d’habiter le monde, de résister à l’adversité et de produire du sens dans des contextes marqués par l’incertitude. Cet article se propose de penser le Sègnè comme une philosophie ivoirienne à part entière, c’est-à-dire comme une éthique du vécu, une ontologie de la précarité et une rationalité pratique forgée dans l’épreuve.
Le Sègnè naît d’une expérience partagée : celle de la contrainte sociale, économique et existentielle. Il désigne à la fois la difficulté et la réponse à la difficulté. Dire qu’une situation est Sègnè, ce n’est pas seulement constater un manque ou une injustice, c’est reconnaître un état du réel qui appelle une intelligence spécifique. Le Sègnè n’est donc pas une résignation passive ; il est une lucidité active face à ce qui ne dépend pas immédiatement de la volonté individuelle.
Contrairement aux philosophies idéalistes qui privilégient la maîtrise rationnelle du monde, le Sègnè part de l’irréductible résistance du réel. Il affirme que vivre, dans de nombreux contextes ivoiriens, consiste moins à choisir librement qu’à composer intelligemment. Cette composition n’est ni mensonge ni duplicité, mais ajustement pragmatique aux forces en présence.
Le Sègnè est porteur d’une éthique silencieuse. Il valorise l’endurance plutôt que l’héroïsme, la patience plutôt que la confrontation frontale. Dans cette perspective, la dignité humaine ne se mesure pas à la réussite visible, mais à la capacité de tenir sans se défaire. L’individu Sègnè ne clame pas sa souffrance ; il la traverse avec retenue.
Cette éthique s’oppose à une vision morale fondée exclusivement sur la transparence, la performance ou la reconnaissance publique. Elle affirme qu’il existe une noblesse du discret, une grandeur de ceux qui avancent sans bruit. Le Sègnè enseigne que la valeur d’une existence ne dépend pas de son éclat, mais de sa cohérence interne face à l’adversité.
Sur le plan philosophique, le Sègnè peut être compris comme une forme de rationalité pratique proche de la phronèsis aristotélicienne, mais située dans un contexte de précarité structurelle. Il s’agit d’un savoir-faire existentiel : savoir quand parler, quand se taire, quand attendre, quand contourner. Cette rationalité n’est pas calculatrice au sens économique strict, mais stratégique au sens vital.
Le Sègnè produit une intelligence du temps long. Il apprend que tout ne se résout pas immédiatement, que certaines injustices exigent patience, et que la survie elle-même peut être une victoire éthique. Dans cette logique, l’astuce n’est pas une corruption morale, mais une réponse à un monde où les règles formelles ne garantissent pas toujours la justice.
Le Sègnè repose sur une ontologie implicite : le monde est instable, inégal, souvent indifférent aux aspirations individuelles. Face à cette instabilité, l’être humain ivoirien développe une posture d’adaptation créatrice. Le réel n’est pas nié, idéalisé ou sacralisé ; il est affronté tel qu’il se présente.
Cette ontologie rejoint certaines pensées contemporaines de la vulnérabilité, notamment celles qui affirment que la fragilité n’est pas un défaut de l’être, mais une condition fondamentale de l’existence. Le Sègnè reconnaît la dépendance, l’exposition et la finitude comme des données premières, sans pour autant renoncer à l’action.
Dans un contexte marqué par la circulation de modèles économiques, politiques et moraux importés, le Sègnè apparaît comme une critique implicite de l’universalisation abstraite. Il rappelle que les normes de réussite, de mérite ou de responsabilité ne peuvent être pensées hors des conditions concrètes d’existence.
Ainsi, le Sègnè interroge les discours moralisateurs qui culpabilisent les individus sans prendre en compte les contraintes structurelles. Il ne justifie pas l’injustice, mais refuse de faire peser sur les seuls individus la charge morale de systèmes défaillants.
Penser le Sègnè comme une philosophie ivoirienne, c’est reconnaître la profondeur conceptuelle des savoirs issus du vécu populaire. Loin d’être un simple mot de rue, le Sègnè constitue une sagesse pratique, une éthique de l’endurance et une rationalité du réel forgée dans l’épreuve. Il invite la philosophie à descendre dans la vie ordinaire, à écouter les langages du quotidien et à repenser ses catégories à partir des expériences concrètes des sociétés africaines. Le Sègnè n’est pas une théorie de la résignation, mais une philosophie de la tenue humaine face à l’incertitude du monde.