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Sous le regard de Spinoza : Ouattara et les intellectuels de CI

publié le 24/12/2025

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TRT Afrika - Alassane Ouattara

La politique ivoirienne marginalise les intellectuels. À la lumière de Spinoza, cette mise à l’écart affaiblit l’État, car la liberté de penser et le débat critique sont des conditions du bien commun.

Dans l’histoire des sociétés politiques, la place accordée aux intellectuels constitue un indicateur décisif de la qualité démocratique d’un régime. Là où la pensée critique est protégée, valorisée et intégrée à la décision publique, l’État progresse vers une gouvernance rationnelle et inclusive. Là où, au contraire, les intellectuels sont marginalisés, instrumentalisés ou réduits au silence, le pouvoir se replie sur une logique technocratique ou autoritaire, souvent incapable de se corriger lui-même. En Côte d’Ivoire, de nombreux signes laissent penser que la politique publique contemporaine n’accorde qu’un rôle périphérique aux intellectuels, aux chercheurs, aux enseignants et aux penseurs critiques. Cette situation interroge profondément l’avenir du débat démocratique et de la construction du bien commun. À cet égard, la philosophie de Spinoza offre un cadre conceptuel particulièrement fécond pour analyser la relation entre pouvoir politique, liberté de pensée et rôle des intellectuels. Spinoza ne conçoit pas la politique comme une simple technique de gouvernement, mais comme une organisation rationnelle visant à accroître la puissance collective des citoyens. À travers ce prisme, la gouvernance du régime de Alassane Ouattara peut être interrogée de manière critique, non sur un mode polémique, mais à partir d’exigences philosophiques rigoureuses : quelle place pour la liberté intellectuelle ? Quelle reconnaissance institutionnelle du savoir critique ? Quelle articulation entre expertise, pensée universitaire et décision politique ?

L’intellectuel dans la cité : une figure marginalisée

Dans la Côte d’Ivoire contemporaine, l’intellectuel apparaît souvent comme une figure ambivalente. D’un côté, l’État revendique l’importance du savoir, de la formation et de la recherche, notamment à travers les discours officiels sur l’émergence, l’innovation et le capital humain. De l’autre, les conditions matérielles et symboliques de l’activité intellectuelle demeurent précaires : faibles financements de la recherche, marginalisation des universitaires dans les processus décisionnels, absence de véritables espaces de délibération publique fondés sur l’argumentation rationnelle. Cette marginalisation n’est pas seulement économique ; elle est aussi politique. L’intellectuel critique est fréquemment perçu comme un gêneur, voire comme un opposant potentiel. Dans ce contexte, la parole savante n’est valorisée que lorsqu’elle conforte la ligne gouvernementale ou sert de caution technique à des décisions déjà prises. Loin d’être un partenaire du pouvoir, l’intellectuel devient un instrument occasionnel ou un spectateur impuissant.

Spinoza et la liberté de philosopher

Spinoza, dans le Traité théologico-politique, affirme avec force que « la fin de l’État est la liberté ». Cette liberté n’est pas seulement une liberté d’action, mais avant tout une liberté de penser et de s’exprimer. Pour Spinoza, un État qui entrave la liberté intellectuelle affaiblit sa propre puissance, car il se prive de la capacité critique nécessaire à sa réforme continue. Dans cette perspective, l’intellectuel n’est pas un ennemi du pouvoir, mais un allié objectif de la rationalité politique. Il contribue à clarifier les passions collectives, à dénoncer les illusions idéologiques et à orienter l’action publique vers des fins réellement utiles. Là où le pouvoir craint la pensée critique, il révèle sa propre fragilité.

Gouvernementalité et technocratie : une tension ivoirienne

Le régime ivoirien actuel se caractérise par une forte orientation technocratique. La gestion économique, les grands projets d’infrastructures et les indicateurs macroéconomiques occupent le centre du discours politique. Si cette rationalité gestionnaire n’est pas en soi illégitime, elle tend cependant à réduire la politique à une administration des choses, au détriment du débat sur les finalités sociales, culturelles et éthiques du développement. Dans ce cadre, l’intellectuel est toléré comme expert technique, mais rarement reconnu comme penseur critique capable d’interroger les choix fondamentaux. Or, Spinoza distingue clairement la raison de la simple compétence technique : la raison vise le bien commun, non la seule efficacité immédiate. Une politique qui exclut la réflexion intellectuelle se condamne à une vision courte, incapable d’anticiper les crises sociales et symboliques.

La peur du dissensus et la gestion des passions

Pour Spinoza, la politique est indissociable d’une théorie des passions. Un pouvoir qui gouverne par la peur cherche à neutraliser les affects négatifs en contrôlant les discours et les représentations. À l’inverse, un pouvoir rationnel s’efforce de transformer les passions tristes en affects actifs, notamment par l’éducation, le débat et la reconnaissance des différences. En Côte d’Ivoire, la mémoire des crises politiques passées semble encore peser lourdement sur la gestion du pluralisme intellectuel. La crainte du désordre conduit parfois à une méfiance excessive envers les voix critiques. Pourtant, selon Spinoza, le dissensus n’est pas un danger en soi ; il devient dangereux seulement lorsqu’il est réprimé au lieu d’être intégré dans un cadre institutionnel de discussion rationnelle.

Université, savoir et pouvoir

L’université devrait être, dans une démocratie, le lieu par excellence de la liberté intellectuelle. Or, le monde universitaire ivoirien souffre d’un manque de reconnaissance institutionnelle et d’une faible articulation avec les politiques publiques. Les chercheurs produisent des analyses fines des réalités sociales, juridiques et économiques, mais ces travaux peinent à influencer réellement la décision politique. Spinoza aurait vu dans cette situation une perte de puissance collective. En négligeant le savoir critique, l’État se prive d’un instrument essentiel de compréhension de la société. Il gouverne alors davantage par approximation que par connaissance adéquate des causes.

Spinoza interpelle le pouvoir ivoirien

À la lumière de la philosophie spinoziste, l’interpellation du gouvernement Ouattara ne relève pas d’une opposition idéologique, mais d’une exigence rationnelle. Un État fort n’est pas celui qui réduit au silence les intellectuels, mais celui qui accepte d’être questionné par eux. La liberté de philosopher n’affaiblit pas l’autorité ; elle la rend plus juste et plus durable. Spinoza inviterait le pouvoir ivoirien à repenser sa relation aux intellectuels non comme un rapport de contrôle, mais comme un partenariat critique. Il s’agirait de créer de véritables espaces de délibération, d’intégrer les chercheurs dans l’élaboration des politiques publiques et de reconnaître la valeur intrinsèque de la pensée indépendante.

Conclusion

Dire que la politique ivoirienne n’est pas en faveur des intellectuels, ce n’est pas nier les efforts accomplis en matière de développement ou de stabilité institutionnelle. C’est souligner une lacune structurelle : l’insuffisante reconnaissance de la pensée critique comme ressource politique. Spinoza nous rappelle que la liberté intellectuelle n’est pas un luxe, mais une condition de la rationalité étatique. Si la Côte d’Ivoire aspire à une démocratie pleinement accomplie, elle ne peut se contenter d’une gouvernance technocratique. Elle doit réhabiliter l’intellectuel comme acteur central du débat public. En ce sens, Spinoza interpelle le gouvernement Ouattara non pour le condamner, mais pour l’inviter à franchir un seuil décisif : celui d’un pouvoir qui ose penser avec ses intellectuels plutôt que de gouverner sans eux.

N'Dré Sam BEUGRE

N’Dré Sam Beugré, chercheur en philosophie et doctorant en droit international (3ème année), concentre ses recherches sur l’histoire et le développement de la philosophie moderne et contemporaine, ainsi que sur l’interprétation et l’actualisation des idées de philosophes majeurs (Spinoza, Lévinas, Nussbaum, Butler, Marion, Patočka) au regard des questions éthiques, politiques et métaphysiques actuelles.

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