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Un siècle coronaviral

publié le 29/04/2020

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Angelina Bambina / Shutterstock

La distanciation sociale et l'ensemble des gestes barrières préconisés par le gouvernement pour endiguer la progression de la pandémie de Coronavirus révèle à bien des égards un XXIe siècle épris de socialité via l'écran de son smartphone et d'une mise en ligne croissante du monde et de l'autre.

Longtemps le SARS-CoV-2 put paraître presque anodin et sans réel danger. Car c'est une caractéristique de ce coronavirus que de ne sembler s'attaquer dans une grande majorité des cas qu'aux organismes fragiles et principalement aux personnes âgées et atteints de maladies chroniques. Selon l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé), sur l'ensemble des cas déclarés, seuls 14 % en effet seraient considérés comme sérieux, provoquant des troubles pneumoniques quand 5 % entraineraient des complications graves. La majorité des infectés n'auraient ainsi que des symptômes bénins. Bien plus, les enfants sembleraient être préservés du virus. En effet selon « l’analyse publiée le 24 février dans la revue Journal of the American Medical Association, portant sur 44 672 malades chinois contaminés, les moins de 10 ans représentaient moins de 1 % des cas, soit 416 cas confirmés, et les jeunes entre 10 et 19 ans à peine plus de 1 % ». 

Seulement voilà. Ce coronavirus s'est vite révélé extrêmement contagieux et aura pu profiter de l'absence totale de vaccin, tout en tuant vingt fois plus que l'influenza saisonnière. C'est donc avec une vitesse folle que le nombre de malades se démultiplia en quelques semaines, poussant certains gouvernements à fermer leurs frontières lorsque d'autres, de plus en plus nombreux confinaient leur population. Même Boris Johnson et Donald Trump, au départ réfractaires à cette politique revirent leur copie et assignèrent eux aussi leurs concitoyens à résidence. C'est ainsi qu'après la fermeture des commerces considérés comme « non essentiels », des écoles et des lieux de rassemblement, ce fut au tour des déplacements d'être réglementés par une attestation les limitant au trajet pour se rendre au travail, à un footing restreint autour du lieu d'habitation, aux courses de première nécessité, aux rendez-vous médicaux et à la visite de parents en détresse. Des restrictions auxquelles s'ajoutèrent le 24 mars l'obligation que les sorties sportives et alimentaires ne dépassent pas respectivement le kilomètre et l'heure. Petit à petit, la population dut donc s'adapter à une socialité à distance et à une existence enfermée. 

Redoutable pour les personnes fragiles et les seniors, obligeant à une vie confinée, instaurant comme jamais les relations et les activités -ludiques comme professionnelles – à distance via Internet, et accroissant ainsi la fracture entre illectronés (ou illettrés électroniques) et technophiles, ce covid-19 pourrait alors être bien plus qu'un simple virus. Il est et révèle notre XXIe siècle. Un siècle fait sur mesure pour les jeunes de la start-up nation tant vantée par Emmanuel Macron, habitués à une existence internetalisée mais qui réduit dans le même temps les anciens à l'état d'impotents inaptes à suivre et à comprendre un technologisme disruptif. Un siècle obsédé par le rendement et l'efficacité qui laisse peu de place au vide et à l'inutile. Un siècle de l'hypervitesse et du multitasking où règnent l'urgence et la précipitation. Un siècle où ce qui n'est pas connecté est sommé de disparaître. 

Ce coronavirus révèle également et impose une socialité écranisée. Le télé-travail et la télé-relation se développent donc et l'on voit se normaliser au fil des jours une domestication de ce qui faisait société il y a encore quelques semaines. Confinés, l'élève, l'enseignant comme le salarié voient disparaître la distinction qui pouvait exister entre les activités qui nécessitaient de se socialiser et celles relevant de l'espace domestique. Cette indistinction que Serge Tisseron nomme l'extimité, soit la publication constante de l'intime que favorisent et sollicitent les réseaux sociaux n'est aujourd'hui plus l'apanage des Millenials mais de tous. Aujourd'hui donc, on travaille et on vit de la maison comme on se protège d'un espace public infecté en se cloisonnant chez soi. Car c'est une autre caractéristique de notre millénaire débutant que la peur de l'autre. L'autre qui peut me contaminer sans le savoir et sans être lui-même malade, comble de l'injustice et de la perfidie. L'autre aussi qui peut cacher une bombe sous mon siège dans le métro. L'autre également qui peut se révéler être un sociopathe ou un troll.

Si le masque est devenu l'accessoire obligatoire pour protéger et se protéger des autres en ces temps viraux, l'écran de notre smartphone remplit depuis l'avènement de la socialité écranisée le même office en permettant lui aussi des relations à distance et filtrées. De la même manière que nous sommes à présent contraints de saluer à distance, l'agitation gênée de la main ayant vite remplacé le check du coude ou du pied[1] faussement décontracté, l'ère des médias sociaux nous a déjà familiarisé au salut distant et au like par l'entremise d'un pouce numérique levé. Nous gérons ainsi nos relations professionnelles, familiales et amicales de loin, le face à face cédant de plus en plus du terrain au écran à écran de nos communications médiatisées. Même les relations amoureuses ou sexuelles, autrefois apanages du contact et de l'imprévu sont elles aussi au préalable sélectionnées, configurées et gérées de chez soi via son smartphone ou son ordinateur. 

Notre siècle est donc celui du confinement où s'impose chaque jour un peu plus le chez-soi. Au point où rester à la maison est présenté en ces jours épidémiques comme une action de résistance qui sauve des vies. Si pour Emmanuel Macron nous sommes en guerre contre le virus, et si les médias reprennent cette rhétorique guerrière en louant les personnels de santé partant courageusement au front pour endiguer la progression de la maladie, être casanier n'a alors jamais été autant loué et est devenu une vertu citoyenne et combative. Si en pleine Seconde Guerre Mondiale les résistants étaient ceux qui sortaient pour empêcher la progression de l'armée nazie, si lors du Printemps arabe, c'est dehors sur les places publiques que les manifestants venaient braver les pouvoirs en place, si c'est encore dans les rues et sur les ronds points que les Gilets Jaunes se réunissaient pour rendre visible la souffrance des invisibles, c'est à présent de chez soi que le combat se mène. 

Se barricader revient alors à faire société et nation. Car c'est une autre caractéristique de ce présent covidienque cette solidarité générale envers les faibles et les anciens, principales victimes du coronavirus qui s'exprime par l'acceptation de ne pas sortir de chez soi pour ne pas prendre le risque de les contaminer. De même voit-on s'exprimer tout l'amour d'un peuple pour le dévouement sans limite de ces soldats en blouse blanche, parfois au péril de leur propre vie. Une solidarité qui se vit désormais à l'écart, à distance, de chez soi. Une télé-attention à l'autre qui elle aussi peut être rapprochée de ces nouvelles formes d'engagement qu'affectionne la génération dite « Z », désireuse de participer à l'édification de nouvelles manières de faire société. Pétitions en ligne, crowdfunding consistant à financer online des initiatives solidaires, eco-responsabilisation des gestes du quotidien, désormais la lutte citoyenne se fait à domicile. Quant à la rue, elle accueille à présent des lycéens refusant d'aller en cours pour marcher pour le climat et des ouvriers peu qualifiés désireux de faire entendre la voix des oubliés de la start-up nation. Bobos, écoliers et déclassés sont ainsi devenus les nouvelles figures d'une revendication à vivre dans un monde plus responsable et plus juste envers les plus fragiles. Ce qui est à contre-courant de siècles mus par la loi du plus fort. 

Aujourd'hui, ce n'est plus la force et la fougue d'Achille ni la ruse d'Ulysse qui sont applaudies mais le dévouement modeste et silencieux des personnels soignants, des caissières et de toutes ces professions de l'ombre qui font que nous puissions encore vivre (quasiment) normalement. Aujourd'hui notre société tient de l'être collectif lorsqu'elle a souvent été une scène réservée à quelques glorifiés. Aujourd'hui, et peut-être plus que jamais, notre siècle peut devenir celui de tous. Espérons que nous ne passerons pas à côté de cette chance historique.

[1] https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2020/03/13/pied-contre-pied-ou-coude-contre-coude-le-check-nouvelle-planche-de-salut_6032949_4497916.html

Bertrand Naivin

Théoricien de l’art et des médias, chercheur associé au laboratoire AIAC (Arts des Images et Art Contemporain), enseignant et conférencier, ses recherches actuelles portent sur la vie connectée et l’art à l’heure des médias sociaux. Il interroge les incidences de ce qu’il appelle la « tech-sistence » sur notre rapport aux images, au monde, aux autres et à nous-mêmes et questionne l’émergence de ce nouvel ethos hyperconnecté.

Auteur de Cachez ce Beau que je ne saurais voir !

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