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Nos sociétés malades des masses

publié le 13/09/2019

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Wiki Commons / Bundesarchiv Bild 183-2004-0312-504, Nürnberg, Reichsparteitag, Rede Adolf Hitler. Created : September 1934

À l’heure de la montée des populismes, du Brexit et des gilets jaunes, la lecture de l’ouvrage de José Ortega y Gasset La révolte des masses (1929) (Préface de José-Luis Goyena, traduit de l’espagnol par L. Parrot, Les Belles Lettres, 2010) est d’une actualité brûlante.

« Un fait détermine à l’heure actuelle de façon décisive – en bien ou en mal – la vie publique de l’Europe ; c’est la montée des masses et l’accession à la pleine puissance sociale ». Ce phénomène se traduit par un fait : « la violence est désormais la rhétorique de notre temps » – une violence que l’auteur définit comme « l’exaspération de la raison » ; une violence qui trouve sa source dans la radicale liberté que la masse s’accorde et qui l’autorise à se passer de toute médiation. « Quand la masse agit par elle-même, elle ne le fait que d’une seule manière – elle n’en connait point d’autre : elle lynche ». En s’affranchissant de toute origine et de toute référence historique, la masse se révolte contre elle-même : « Elle se révolte contre son propre destin ». Elle ne se donne dès lors qu’une seule règle : la violence généralisée. L’actualité récente semble montrer la pertinence des analyses de Gasset.

L’émergence de l’Homme-masse

Selon l’auteur, la « révolte des masses » est un phénomène récurrent dans l’histoire, mais ce qui caractérise le XXe siècle, c’est la suprématie de « l’homme-masse » appréhendé comme un « type d’homme ». Dans l’énoncé des causes susceptibles de rendre compte de son émergence, le penseur espagnol fait intervenir plusieurs séries de facteurs : matériels, avec le progrès technique dont le XIXe siècle marque l’apothéose et dont le rythme de l’innovation a dérégulé les normes de la pensée et de l’action ; spirituels, avec la domination des droits individuels et la souveraineté individuelle formulés dès le XVIIIe siècle ; collectifs, avec la lutte qui structure toute société. Opposant la minorité agissante – « la minorité d’élites » – à la majorité passive qui lui est soumise, cette lutte a pris dès le XIXe les aspects d’une violence irrépressible.

Gasset n’adosse sa démonstration à aucune analyse des inégalités matérielles liées à l’exploitation des travailleurs, à l’origine de la révolte des masses. Marx n’est d’ailleurs jamais cité. Pas davantage Freud, même si l’auteur pense l’histoire en psychologue : pour lui, le progrès qui a entrainé la croyance en la répétition inéluctable de gains acquis dans l’histoire a conduit à « l’oblitération de l‘âme ». En ouvrant l’individu à tous les besoins et à toutes les satisfactions correspondantes, le XIXe siècle a « produit automatiquement un homme nouveau ». L’affluence de biens a entraîné le contentement de soi et l’oubli de toute direction disciplinée de l’action. Et dans ce processus, l’élite porte une large part de responsabilité : elle a manqué à ses devoirs à l’égard de la masse en devenant enragée par insatisfaction, frustration, ressentiment. D’où la révolte des masses : « La désertion des minorités dirigeantes se trouve toujours au revers de la révolte des masses »

Parce qu’il considère normal (c’est-à-dire relevant de l’ordre de la nature) ce qui est le produit de l’action humaine (l’ordre culturel), l’homme-masse est un enfant gâté : gâté par oubli de ce qu’il a reçu en héritage ; donc oublieux de la discipline que la société exige de chacun pour qu’il remplisse son devoir. Il est ainsi un enfant qui croit que tout lui est permis, qui se croit tout-puissant parce que doté de droits (individuels). Dès lors, cet homme nouveau s’autorise à ne respecter aucune autorité, et se dispense de toute explication. C’est donc un irresponsable : un enfant qui se croit le centre du monde et s’affirme comme la référence principielle de toute pensée et de toute action, les deux étant désormais posées comme directes parce qu’absolues. C’est l’avènement de l’époque du narcissisme. 

La nouvelle barbarie et ses dérives politiques

Le temps des masses est ainsi celui du pouvoir total des majorités, quand les pouvoirs sont concentrés dans les mains d’un seul individu, dans un gouvernement sans vision et pour lequel l’histoire est achevée. C’est le temps dans lequel le « Je » est un « nous » tout puissant, celui de l’hyper-démocratie : « Démocratie, loi et communauté légale étaient synonymes. Aujourd’hui nous assistons au triomphe d’une hyper-démocratie dans laquelle la masse agit directement sans loi, imposant ses aspirations et ses goûts au moyen de pressions matérielles ». C’est pour Gasset le temps des barbares : « Les barbares n’ont pas de loi ; la barbarie c’est l’absence de normes et l’impossibilité de tout recours ». C’est l’état dans lequel se trouve l’Europe aujourd’hui, quand le débat qui l’a caractérisée durant des siècles dans un échange incessant entre ses différentes nations est déclaré inutile. L’homme-masse marque la liquidation de cette communauté d’idées et de projets et se caractérise par la mise en avant d’une pensée qui croit trouver en elle seule l’origine de ses propres idées. 

On ne discutera pas ici de « l’interprétation de l’histoire radicalement aristocratique » que défend l’auteur et qui lui a été souvent reprochée. Plus important nous semble la limite de sa pensée à propos des deux révolutions dont il est le témoin (le fascisme et le bolchévisme) et qu’il évalue à l’aune de son propre système de pensée à lui, le libéralisme. Et c’est parce qu’il est profondément convaincu que la pensée et l’action s’orientent exclusivement par rapport à un principe d’ordre régulateur qu’il ne peut percevoir le désordre généré par ces deux systèmes. Considérant que, sans ce principe régulateur, il n’y a rien de durable, il ne prévoit pas que l’illibéralisme de ces régimes ouvre sur une radicale innovation dans l’histoire (du moins le soviétisme). De même, il ne peut admettre que les autorités dictatoriales puissent croire à ce qu’elles affirment : « Où irions-nous, s’il fallait accepter comme étant l’être authentique d’un individu ce qu’il prétendrait nous affirmer comme tel ? ». Gasset ignore dès lors combien tous les différents textes singeant les principes de l’état de droit – à l’instar de la constitution soviétique de 1936 – n’ont d’autre fonction, en prétendant énoncer la totalité des droits du citoyen, que de prévenir toute attaque contre le manque de respect du droit « socialiste » et par ce biais, de condamner à la persécution légale ceux qui s’y livrent. 

Pour l’auteur, fascisme et bolchévisme sont des révolutions identiques à celles qui les ont précédées dans l’histoire, et c’est parce qu’il leur reproche de ne pas penser l’histoire advenue qu’il les considère sans lendemain : « Ce qui s’est passé en Russie ne présente historiquement aucun intérêt ; c’est strictement le contraire d’un commencement d’une vie surgissante ». Dans ces conditions – mais aussi parce qu’il écrit dans les années 1920 –, il ne peut pas comprendre que la violence du bolchévisme n’est pas réductible à une quelconque expérience révolutionnaire antérieure mais qu’elle va accoucher sous la férule de Staline de ce qui semble avant lui impensable : une société viable, produisant ses propres règles de fonctionnement et d’organisation et mieux encore, d’un type d’homme particulier : l’homo sovieticus. Si le bolchévisme devait réussir, affirme Gasset, ce ne serait qu’en raison de la faiblesse de l’Europe.
À ce titre, La révolte des masses est un plaidoyer vivant pour le redressement de l’Europe et l’affirmation de ses idéaux face à la massification des pensées et des actions qui dans leur simplification ne sont que des leurres. Sa lecture ne peut que nous stimuler à penser la propre crise de l’Europe aujourd’hui en cherchant à dépasser les limites de cette œuvre ; en d’autres termes, à penser comment fonctionne hic et nunc cet « homme-masse » et comment le libéralisme économique peut très bien s’accorder à un système politique dictatorial, ce que le montre la Chine et avec elle, bien d’autres Etats. Autant de réflexions qui peuvent nous conduire à approfondir le renversement des démocraties libérales dans l’illibéralisme, ce que l’on appelle parfois le populisme et son corollaire « les sociétés malades » qui perdurent en créant des formes que l’on peut supposer durables. 


 

 

François Bafoil

François Bafoil est sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS (CERI-Sciences Po). Il a notamment publié chez Hermann "L’inlassable désir de meurtre" (2017), "Max Weber, Réalisme, rêverie et désir de puissance" (2018) et "Freud et Weber, L'hérédité – races, masses et tradition" (2019) et "Psychologie politique du populisme" (2023).

Auteur de Psychologie politique du populisme

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