publié le 08/05/2020
Hôte de l'hôtel de l'Univers (Aden) autrefois pris pour Rimbaud. Nov. 1879 (Wikimedia Commons)
Certains, disait Roland Barthes, se sont voués au marcellisme, autrement dit au culte passionné de la vie de l’écrivain (Proust en l’occurrence). Pour d’autres, et non des moindres, ce fut le rimbaldisme – et non l’arthurisme, parce que concernant l’auteur d’Une Saison en enfer, il paraît particulièrement vain de vouloir distinguer l’œuvre et la vie, Rimbaud et Arthur. Adrien Cavallaro, jeune spécialiste du poète, publie sur ce passionnant sujet un ouvrage issu de sa thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne, Rimbaud et le rimbaldisme (Hermann, 2019). C’est qu’il importe d’historiciser le rimbaldisme, cette histoire couvrant, d’après le sous-titre, deux siècles, le XIXe et le XXe. Yves Reboul a fait paraître en 2009 un essai intitulé Rimbaud dans son temps (Garnier) qui déjà dissipait un certain nombre de malentendus sur la réception du poète et en particulier sur la place que la religion et la politique occupent dans son œuvre. L’originalité de la perspective de Cavallaro consiste à se concentrer sur la notion de rimbaldisme dont il suit le développement « des grandes heures du symbolisme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ».
Un indice que ce sujet parle, c’est que cette question du rimbaldisme peut se poser au présent: qu’en est-il du rimbaldisme aujourd’hui ? Où donc est Rimbaud dans ce XXIe siècle depuis lequel on l’interroge ? Cavallaro ne répond pas à cette question, et certes ce n’est pas Rimbaud qui est aujourd’hui convoqué pour nous aider à affronter notre époque catastrophique. Y aurait-il inactualité ? Peut-être, mais alors une inactualité signifiante. On se souvient du vif débat de spécialistes qui a entouré, en 2010, la découverte présumée d’une photo du poète adulte, dans sa retraite abyssinienne, à l’hôtel de l’Univers. Pour certains, c’était bien Rimbaud. Pour d’autres, ce ne pouvait pas être Rimbaud. Une analyse comparative des traits du visage a pris le chemin de la concordance, mais un examen des dates est allé dans celui de la discordance. Que retenir de ce débat ? Sans doute l’ironie à la fois touchante et tranchante de Yann Moix, dans son article de La Règle du jeu:
« Nous voyons, sur la photo inédite, un pauvre bougre un peu idiot, bouche un peu bée, au regard sans intelligence, et je veux bien croire que Rimbaud était tout ce que vous voudrez qu’il fût (tout le monde lui vole sa vie depuis cent ans), mais il n’était pas celui qu’on voit sur la photo. […] Peu importe que « notre » Rimbaud nous soit volé, qu’il puisse, c’est le risque à prendre, posséder une tête d’abruti, avoir finalement les traits d’un demeuré, d’un simplet, seulement là, aujourd’hui, je dis autre chose: je ne marche pas ; je dis que je n’acquiesce pas, que je ne tombe pas dans le panneau, que je n’entérine pas sous prétexte qu’on m’a juré que, qu’on a vérifié pour moi: je n’ai strictement aucune confiance en les gens, en les spécialistes, en les libraires, en les rimbaldiens qui ont vérifié: qu’ils viennent chez moi, me faire la démonstration, qu’ils viennent à la télévision, dans une librairie, ou ailleurs, qu’ils louent une salle à la Sorbonne ou qu’ils louent le Stade de France, car Rimbaud n’entre pas dans l’homme de la photo, qui est assis, les cheveux courts comme Rimbaud, avec une petite moustache et un air vide, qui ne prouvent pas, qui ne prouvent rien. »
Ce que disent ces lignes, c’est l’échec de l’imaginaire, et l’imaginaire comme échec: Rimbaud ne ressemblera jamais qu’à son image de poète adolescent – celle que consacre le célèbre second cliché d’Étienne Carjat. Ce qui divise les rimbaldiens, c’est alors moins la conviction de l’authenticité ou de l’inauthenticité de l’image, que le degré d’acceptation de la négativité (toute rimbaldienne) de cet imaginaire. C’est aussi ce qui, aujourd’hui, risque de marginaliser le rimbaldisme: quelle place accorder à présent à cette figure de génie mélancolique et révolutionnaire, sinon une place nostalgique, à l’heure où les adolescents sont des Greta Thunberg plus adultes que les adultes ?
C’est cette inactualité que le livre de Cavallaro nous aide à mesurer. Il s’agit pour le critique de substituer le rimbaldisme à la notion de mythe de Rimbaud, à laquelle René Étiemble avait donné, dans sa célèbre thèse, la valeur étroitement positiviste d’une vision erronée de la figure du poète. Le rimbaldisme n'en demeure pas moins un mythe, à sa manière autrement plus féconde. Rimbaud fait écrire, énormément, d’abord des commentaires, puis des œuvres. Il fait écrire, comme le remarque Mallarmé dans la réflexion prophétique qu’il lui consacre en 1896, à partir du silence qui a entouré l’abandon subit de sa précoce carrière littéraire. Après que les poètes symbolistes se sont les premiers penchés sur son œuvre, c’est en effet à Victor Segalen, au début du XXe siècle, que l’on doit un point de vue sur Rimbaud où l’énigme existentielle prend une place centrale. Claudel puis les surréalistes prolongeront cette perspective. Le premier fera de l’œuvre de Rimbaud la « parole » d’« un mystique à l’état sauvage » ayant finalement trouvé Dieu sur son lit de mort, les seconds trouveront en elle un « message » qui est aussi une injonction à concevoir collectivement la poésie non plus comme un art mais comme une pratique vitale.
Telles sont les étapes du rimbaldisme, où l’écriture et la vie sont donc inséparables. Sous cet angle, la partie peut-être la plus remarquable de la pénétrante étude de Cavallaro est celle qui retrace le succès des formules de Rimbaud (« Il faut être absolument moderne ») entre adhésion sidérée, incompréhension et ironie. Ainsi du goût affirmé du poète pour les « peintures idiotes », d’abord brandi comme un slogan de la modernité par l’avant-garde surréaliste, qui revient sur un mode nostalgique sous la plume du dernier Aragon de Blanche ou l’Oubli. Mais c’est le recentrage de Cavallaro sur le statut de fiction de la légende de Rimbaud – et on n’a cessé en effet depuis cent ans d’écrire et de réécrire sa vie – qui davantage révèle la distance qui nous en sépare. L’auteur d’Une Saison en enfer est certainement très vite devenu un personnage de roman, mais c’est encore autre chose de valoriser cette légende comme fiction, car le rimbaldisme suppose, à son origine, la réalité fantasmatique du génie Rimbaud. Et la mythographie d’Étiemble, parce qu’elle voulait démêler le vrai du faux, tirait justement son énergie polémique de cette croyance. Ce Rimbaud de fiction, aussi fécond soit-il, n’est-il pas au contraire le signe d’une forme bien contemporaine de désenchantement ?
Dans Peste et Choléra (2012), Patrick Deville a proposé un portrait, en partie décalqué de la figure du poète, d’Alexandre Yersin, homme au long parcours, médecin, explorateur et bactériologiste qui a le premier découvert, dans un laboratoire de fortune à Hong Kong, le bacille de la peste. « Vieillir est très dangereux, écrit toutefois Deville. C’est pas mal aussi, pour certains, de mourir jeunes et beaux ».