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LES ÉTATS DÉSUNIS D’AMÉRIQUE ET LA FIN DU TERRITOIRE

publié le 30/11/2020

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Zeil

Les États-Unis sont divisés en deux parts égales, l’une conservatrice, l’autre progressiste. Cette division est-elle seulement géographique ? Et si c’était la notion même d’espace qui avait été rendue caduque par un Donald Trump, génie du marketing et créateur d’imaginaires et réalités alternatives

En 2016 parut un livre qui devint rapidement, aux États-Unis, un best-seller, notamment parmi les milieux conservateurs : Flyover Country de Dana Loesch. L'ouvrage décrit cette Amérique par-dessus laquelle passent quotidiennement, sans une pensée pour les habitants de ces mornes plaines du Midwest, des dizaines de milliers de métrosexuels pressés, faisant la navette aérienne entre la Californie et les mégapoles du Nord-Est. Au vu de ces cartes en rouge et bleu utilisées par de nombreux médias pour détailler, État pas État, les résultats de l’élection présidentielle de novembre 2020, on serait tentés de croire que c’est cette Amérique-là qui, après avoir élu Donald Trump en 2016, lui aurait presque offert un second mandat : à l’Ouest, de l’État de Washington à l’Arizona, et à l’Est, dans les États des Grands Lacs et les États côtiers (du Wisconsin à la Virginie), on aperçoit nettement deux langues de bleu uni (la couleur du Parti démocrate) serrant en étau le centre du pays, le flyover country, coloré en rouge – couleur emblématique du Grand Old Party (le Parti républicain). 

Or, la division idéologique et politique du pays ne se limite pas à des différences géographiques : la carte en rouge et bleu est trompeuse; elle reflète l’approche sans nuances du système politique américain, qui repose sur son Collège électoral : dès qu’un candidat à la présidentielle obtient la majorité des voix dans un État, celui-ci bascule entièrement dans le camp du candidat vainqueur, tout en bleu ou tout en rouge. Mais quiconque aura consulté les résultats des élections État par État aura constaté que bon nombre d’entre eux ont voté presque à égalité pour Joe Biden et Donald Trump : dans le Michigan, le Wisconsin, la Pennsylvanie, la Géorgie, la Caroline du Nord, le Nevada et même l’Arizona, tout s’est joué à quelques milliers de voix près. 

Si cette fracture du pays en deux camps férocement opposés ne peut être résumée à des différences territoriales, comment l’expliquer ? 

Cette guerre interne qui ronge les entrailles du pays tout entier est due à une appréhension nouvelle de la notion même d'espace. L’avènement des réseaux sociaux, à l’aube du nouveau millénaire, aboutit à la création de nouvelles pratiques. Cette médiasphère nouvelle a créé un autre rapport à la réalité : l’information ne vient plus d’en haut (des médias officiels), mais circule sans médiation, sans filtre, horizontalement, ou plutôt en circuits fermés multiples, parmi celles et ceux qui partagent les mêmes opinions, les mêmes styles de vie et les mêmes valeurs. Ces regroupements virtuels d’individus au profil similaire mènent à des divisions grandissantes dans l’appréhension de la réalité : à cause du biais cognitif dit « de confirmation » qui nous incite, afin d’éviter toute dissonance cognitive, à donner plus d’importance aux opinions des autres quand elles sont en accord avec nos propres valeurs, chacun finit par rester dans son cercle d’information et de communication. Les inventeurs des réseaux sociaux, Mark Zuckerberg (Facebook) et Jack Dorsey (Twitter) en tête, tentèrent de mieux encadrer les pratiques engendrées par les réseaux sociaux (comme le montre, par exemple, l’interdiction de publicité à caractère politique sur Facebook), mais en vain : la notion de « vérité alternative » popularisée par Kellyanne Conway, ancienne conseillère de Donald Trump, est totalement entrée dans les mœurs états-uniennes. 

Avec les médias sociaux, chaque communauté finit par vivre dans son espace ; un espace qui n’a plus rien à voir avec ce que les géographes ont pour habitude de nommer un « territoire ». Étrange ironie dans un pays qui fut conquis, pied à pied et au moyen d’une violence inouïe, dans une marche vers l’Ouest qui valorisait cette notion même de territoire – de « terre promise » selon l'expression de Barack Obama – maintenant devenue obsolète. Le territoire (les rues qu’on repeint aux couleurs de Black Lives Matter, les commerces de quartier qu’on brûle, l’église en face de la Maison Blanche devant laquelle Trump, à l'été 2020, secoua une Bible comme un paquet lessive) n’est plus qu’une simple source de conflits, un champ de bataille idéologique investi à tour de rôle par les antifas de gauche et les milices d’extrême-droite. 

Pour mieux comprendre les réseaux sociaux et les nouvelles pratiques qui s’y rattachent, ces nouveaux espaces de vie détachés du territoire physique et où chacun définit sa propre réalité (et dénonce les fake news du groupe opposé), il peut être utile de faire appel au philosophe et sociologue Henri Lefebvre et à sa conception de la « spatialité ». Dans son livre La Production de l’Espace (1974), Lefebvre remet en cause cette notion cartésienne selon laquelle l’espace serait une donnée intrinsèque, préexistante à tout. Pour cet auteur, l’espace est produit, notamment par la société : « le mode de production organise – produit – en même temps que certains rapports sociaux, son espace et son temps ». Lefebvre définit une nouvelle taxonomie de l’espace, une « spatialité » qui comprend l’espace conçu, l’espace perçu, et l’espace vécu. L’espace conçu, c’est l’espace mis sur pied par les classes dirigeantes : les planificateurs, les technocrates, les bureaucrates qui découpent et agencent. L’espace perçu, c’est l’espace produit à travers la réalité quotidienne de nos vies, grâce à ces pratiques spatiales qui, lentement mais sûrement, s’accommodent de l’espace conçu qui nous est dicté, au travers de tentatives de réappropriation. L'espace vécu, quant à lui, n'est pas limité par l’espace conçu : c’est l’imaginaire et le désir qui réinvestissent l’expérience quotidienne. Lefebvre voit l'espace vécu comme une force productive qui peut conduire à des pratiques spatiales subversives.

Quel rapport entre cette spatialité lefebvrienne et les réseaux sociaux ? L’espace conçu (le territoire, mais aussi les médias centralisés), ce bien commun qui unissait, bon gré mal gré, un peuple au travers des pratiques spatiales communes et unificatrices (l’espace perçu) qu’il aidait à définir, a été remplacé par un espace vécu débridé, détaché de tout consensus national : un espace imaginaire, numérique, bercé de ses propres convictions validées en interne, en cercle fermé, en cercle vicieux même, au niveau communautaire (un groupe Facebook par exemple), avec sa propre conviction de ce qui doit être considéré comme réel ou fake news. Et ce nouvel espace vécu se joue des considérations territoriales qui définissaient auparavant l’unité d’une nation. 

Personne ne comprend mieux cette subjectivisation de l’espace que les marketeurs, dont la pratique consiste à mettre sur pied des espaces conçus qui seront promus, « marketés » comme s’il s’agissait d’espaces subversifs (« disruptifs », disent les professionnels du marketing), d’espaces vécus : un parfum Opium « au nom scandaleusement provocateur » nous faisant entrer dans un imaginaire « repoussant les frontières de la convention » (dixit la marque YSL), un pull Ralph Lauren satisfaisant notre fantasme d’appartenir à l'élite socioéconomique, la dernière Apple watch qui fera de nous un Dick Tracy version Silicon Valley... En quelque sorte, des « espaces vécus prêt-à-porter » à l’imaginaire soigneusement calibré. C’est donc goulument que Donald Trump, grand maître ès marketing, s’est emparé de ce champ de bataille : il a investi avec gourmandise ce potentiel d’espaces vécus que lui offraient les réseaux sociaux. On connaît la suite : la création de vérités alternatives, une réalité dézinguée, des citoyens états-uniens orphelins d’un dénominateur national commun, des familles qui en viennent aux mains autour de la dinde de Thanksgiving dès que le mot « Trump » est lâché. On souhaite bonne chance à Joe Biden, Président de transition, qui aura pour principale tâche, durant son unique mandat, de reconstruire l'intégrité et la cohésion du pays. 

Chris Zeil

De double nationalité canadienne et française, Zeil a reçu un doctorat d'Arizona State University, un MBA de l'Université du Texas à Austin, et un master de Grenoble École de Management. Il a été enseignant-chercheur en France, aux États-Unis, au Canada, au Moyen-Orient, et dans les Caraïbes. Il compte parmi ses publications Sup de Cons – Le Livre Noir des Écoles de Commerce (Éditions de la Différence 2017), Donald Trump - Autopsie marketing d'un mandat hors normes (Éditions Hermann 2020), et Manuel Illustré d'Anti-marketing (Éditions Hermann, à paraître, 2021).

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