Économie
logo

L’écologie, point aveugle de l’économie politique

publié le 13/09/2019

couverture-tribune

Pixabay / Réchauffement climatique

Face aux catastrophes environnementales, l’économie et la politique sont impuissantes à fournir les outils nécessaires à la préservation de l’environnement. Un appel à la lucidité pour réorienter les sciences économiques et politiques, et apprendre à faire monde autrement – en respectant la planète.

L’été a été chaud ! 2019 a vu se multiplier les tristes records de chaleur, de sécheresse, d’incendies de forêts, de phénomènes météorologiques extrêmes un peu partout à la surface de la terre, causés par ce qu’on appelle communément le réchauffement climatique. Les statistiques sur la biodiversité attestent d’un effondrement sans précédent et certains scientifiques évoquent la sixième extinction de masse des espèces. La montée des eaux et acidification des océans sont en cours ; la fonte des calottes glaciaires et des glaciers de montagne s’accélère ; et la pollution chimique et industrielle grignote partout les derniers espaces vierges de la nature. 

L'effroyable évidence

Sauf à faire preuve de mauvaise foi ou d’aveuglement, il n’est plus possible aux hommes et femmes de bonne volonté de nier qu’il se passe quelque chose d’inouï à l’échelle de ce que l’espèce humaine a pu, au cours de sa préhistoire et de son histoire, vivre au sujet de son environnement terrestre. La Terre – qui nous offre toutes les conditions nécessaires et suffisantes pour vivre sans assistance artificielle et même pour vivre bien – est fatiguée de l’humanité, fatiguée et désolée du développement de l’espèce humaine. Nous l’avons épuisée. 

L’inquiétude grandit un peu partout, dans toutes les couches de la population, dans toutes les générations. Les temps deviennent lourds, l’atmosphère pesante. Certains pris de désespoir, paralysés par l’inquiétude, ne sachant trop que faire, décident d’arrêter, de lâcher prise, de ne plus aller à l’école, ou de se retirer, à la recherche d’une île à l’écart du monde, entourée d’eaux ou pas, mais en quête d’un refuge pour s’isoler de ce qui paraît une folie suicidaire. D’autres cherchent à faire quelque chose, sans trop savoir comment s’y prendre, ni que faire exactement, si ce n’est d’abord continuer d’alerter, agir sur les modes de vie, tenter de réduire l’empreinte de notre confort sur la nature et les vivants qui en dépendent tous. D’autres enfin feignent d’ignorer, ou pris dans les contradictions du temps, modifient à la marge quelques comportements, tout en maintenant l’essentiel de ce qui assure notre confort et abime notre Terre. 

Il n’est plus possible de continuer dans l’insouciance d’une vie quotidienne non interrogée. 

Les questions qui nous viennent dans ces circonstances exceptionnelles ne manquent pas. Certaines abyssales – l’humanité n’est-elle finalement pas l’espèce de trop ? N’est-elle pas l’ennemie du vivant, de la biosphère ? N’est-elle pas l’espèce auto-immune du monde du vivant, celle qui en se développant s’autodétruit en sacrifiant la biodiversité ? L’humanité peut-elle se développer autrement qu’en conquérant le monde et réduisant à l’esclavage toutes les autres formes du vivant ? – d’autres plus pragmatiques – dans le cours du monde des affaires humaines, n’avons-nous pas emprunté une fausse route (der Holzweg) ? Et si oui, depuis quand sommes-nous engagés dans cette fausse route ? Est-il possible de retrouver le droit chemin du développement de l’humanité ? 

Faire monde : le rôle de l’économie et du politique

Laissons de côté les questions massives, pour lesquelles il n’y a peut-être pas de réponse satisfaisante. Restent les questions pragmatiques, celles qui portent sur la manière dont les humains font monde. C’est le domaine des affaires humaines, tel qu’Aristote l’avait distingué. Nous configurons le monde par notre affairement, qui est d’abord économique, éthique et politique. Nous trouvons toujours un monde que nous habitons sur Terre. Nous ne sommes jamais directement dans la nature ; nous trouvons dans la nature de quoi bâtir nos mondes. Faire monde, c’est trouver un lieu et en faire son chez-soi. L’homme n’est chez lui sur Terre qu’en l’habitant en un lieu : une maison dans une agglomération de maisons – une cité, elle-même dans un ensemble de cités qui forme une nation, tenue ensemble par un État, une culture et une langue communs. D’abord l’économie, ensuite la politique. La politique suppose l’économie. L’humanité habite le monde en « étant » économique et « étant » politique. 

C’est l’économie et la politique qui dictent le nomos (la loi et la norme) du monde. C’est par l’économie et la politique que la Terre est devenue notre Monde. Si donc la Terre est malade de l’humanité, c’est d’abord et avant tout qu’elle est fatiguée de l’économie et de la politique des hommes. 

La politique, le droit, l’affirmation de l’État au cours de l’histoire ont servis à pacifier les rapports entre les hommes au sein d’ensembles plus ou moins cohérents ayant donné naissance aux États-nations. La pathologie de ces formations politiques aura été l’exacerbation des nationalismes, les guerres, la Terreur, les purges, les camps d’internement et d’extermination, la course aux armements, la Bombe ! La logique totalitaire, voilà ce qui travaille souterrainement la politique moderne. Massification, uniformisation, totalisation… La logique métaphysique de la Totalité, c’est la guerre. C’est la face sombre de la politique, qui ne peut plus être cachée : le xxe siècle nous en a trop appris. 

L’économie, l’argent, l’affirmation du marché au cours de l’histoire ont servi la même cause, main dans la main avec la politique et l’État-nation : pacifier les rapports humains dans la satisfaction de leurs besoins et désirs sous l’emprise de l’illimité. Non pas la continuation de la politique par d’autres moyens, mais le moyen de la science politique. La pathologie de ce développement économique avait déjà été diagnostiqué par Aristote, puis par Marx : le désir de jouissance, soit de vivre dans le contentement de ses besoins mute en désir d’accumulation de l’abstraction matérielle qu’est l’argent. L’argent se fait capital, le capital se nourrit de l’exploitation des hommes et de l’exploitation du vivant et de la substance terrestre de nos mondes. 

Il y eut des guerres avant la Modernité, mais toujours locales ; il y eut des destructions et de l’exploitation avant la Modernité, elles aussi locales. C’est avec la fusion à l’aube de la Modernité de la science politique et de la science économique en une science unique, l’économie politique, que la menace est devenue globale. Ni la politique seule, ni l’économie seule n’auraient pu atteindre une telle puissance destructrice, telles que les guerres mondiales, et celle que quotidiennement notre économie fait à la Terre.

La raison d’État secondée par la rationalité économique au service d’un utilitarisme élevé en éthique universelle (la politique couronnant l’économie orientée par l’éthique utilitariste) aura apporté une prospérité de masse inconnue jusque-là, dont tout le monde jouit dans un bonheur moyen uniforme (quoiqu’inégalitaire), mais sur fond d’une désolation de la Terre, qui donne raison à la prophétie de Heidegger : 

« La désolation de la terre peut s’accompagner de l’atteinte du plus haut standing de vie de l’homme, et aussi bien de l’organisation d’un état de bonheur uniforme de tous les hommes. » 

Nous sommes aujourd’hui réveillés d’un trop long sommeil dogmatique par le cri de détresse qui gâche le chant de la Terre ; mais sommes-nous suffisamment en éveil ? 

L’impuissance coupable et complice des sciences politique et économique 

La science politique et la science économique ont été conçues pour soigner les pathologies des mondes humains : les maux de la démocratie, de la représentation, de la participation politique pour la politique ; les maux du capitalisme, le chômage, l’inflation, les inégalités pour l’économie. Mais pour les maux que nous infligeons à la Terre et qui aujourd’hui nous menacent suivant une logique auto-immune, contre les pathologies, que notre manière moderne de faire monde et de mondialiser uniformément, inocule à la Terre, nous n’avons pas de technique de soin. La politique, l’économie et l’économie politique sont des sciences du (ou des) monde(s), mais pas des sciences de la Terre. Même l’éthique est du monde.

Nous ne disposons donc pas (encore) de politique pour corriger nos excès, ni non plus d’économie pour revenir dans la mesure juste de la jouissance du monde. Voilà l’évaluation de la situation présente sous une perspective de philosophie économique. Un appel à la lucidité.

Patrick Mardellat

Patrick Mardellat est Professeur des universités à Sciences Po Lille - Université de Lille et chercheur au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE). Directeur de la revue Cahiers d'Économie Politique (éd. Hermann) depuis 2015. Ses travaux de philosophie économique et d'histoire de la pensée économique portent sur les notions de don et de bonheur, de pauvreté et de richesse, de travail et de consommation, et, plus récemment sur les liens entre économie et religion et les questions écologiques et l'anthropocène.

2019 © éditions Hermann. Tous droits réservés.
Nous diffusons des cookies afin d'analyser le trafic sur ce site. Les informations concernant l'utilisation que vous faites de notre site nous sont transmises dans cette optique.