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Le septième art et l'argent

publié le 16/09/2019

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Œuvre d'Isabelle Malin (détail). Collection particulière.

La nomination du nouveau Président du Centre National de la cinématographie et de l’image animée, a rallumé, une fois de plus, dans les milieux du cinéma le lancinant débat sur le conflit entre l’art et l’argent. La situation actuelle indique qu’il n’est pas sans issue.

Initiative inédite depuis qu’a été crée en 1946 le Centre National de la cinématographie (et de l’image animée depuis 2009), 70 cinéastes ont signé en juillet 2019 une pétition contre la nomination de Dominique Boutonnat alors pressenti pour présider le CNC. Aux yeux de ses contempteurs, l’intéressé a commis deux péchés originels : il «est un des premiers soutiens et 'grands donateurs' de la campagne présidentielle d'Emmanuel Macron en 2016. Il a été ainsi « doublement récompensé pour ses bons et loyaux services » par l'agrément officiel accordé à une Société de financement de l'industrie cinématographique et de l'audiovisuel qu’il dirige et la commande d'un rapport sur « le financement privé de la production et de la distribution cinématographiques et audiovisuelles.»

Quatorze associations professionnelles et plus de huit cents personnalités ont pris le relais pour réclamer des États généraux du cinéma, "dans le but de perpétuer ensemble une politique culturelle européenne forte qui dépasse les simples intérêts particuliers".

Remarquons sans insister outre mesure, que celles et ceux qui ont été placés à la tête du CNC, hauts fonctionnaires ou non, ont toujours été proches du pouvoir qui les a nommés. Emmanuel Macron n’innove pas dans ce domaine. En réalité, l’opposition à Boutonnat se cristallise surtout sur le rapport qui lui a été commandé. 

 « Aujourd’hui nous condamnons tout autant le clientélisme qui sous-tend l'éventuelle nomination de Dominique Boutonnat à la présidence du CNC que les conflits d'intérêts que cela ne manquerait pas de générer, ou que la politique au service des plus puissants du secteur que cela impliquerait, si l’on en juge par le texte de son rapport. Pour ces multiples raisons, nous nous opposons formellement à cette nomination".

 Le président de la République n’a pas cédé et l’ensemble des organisations professionnelles a fini par saluer la désignation de Dominique Boutonnat en affirmant qu’elles coopèreront avec lui. Certaines d’entre elles, proches des pétitionnaires, ont simplement précisé qu’elles veilleront à la défense du modèle français de soutien fondé entre autres sur l’indépendance de la création. 

Un antagonisme à front renversé

Ce psychodrame estival masque en réalité une opposition ancienne entre les défenseurs d’une création cinématographique et audiovisuelle indépendante (comprendre n’obéissant pas aux seuls critères marchands cherchant à satisfaire l’insaisissable « goût du public ») et les tenants d’un cinéma, se considérant comme une industrie du divertissement, axée sur sa « rentabilité », expression abhorrée des artistes. 

En première approximation, une fois de plus et à front renversé, s’opposent une politique de l’offre, laissée à la seule inspiration des créateurs garante de la diversité des films proposés et une politique de la demande que l’on essaie de deviner et de satisfaire par des recettes jugées probantes (sujets éprouvés, recours à des vedettes etc.).

André Malraux avait synthétisé la situation en écrivant dans une formule archi-rebattue : « Par ailleurs, le cinéma est une industrie », phrase qui clôture son « Esquisse d’une psychologie du cinéma. » Par ce « par ailleurs », l’ancien ministre de la culture évoquait l’impossible synthèse entre les exigences de l’art et la loi d’airain de l’argent. 

Chacune des parties reconnaît l’essence industrielle du cinéma qui nécessite beaucoup de capitaux, un grand sens du risque et un marché de masse. Cependant, pour les artistes, cette innovation majeure du dix-neuvième siècle est destinée créer des films en espérant qu’ils amortiront les moyens investis, pour les seconds c’est d’abord pour « faire de l’argent » en cherchant à distraire. Hollywood s’est bâti sur ce dernier paradigme.

L’industrie française du cinéma et son exception culturelle s’appuient fortement sur un financement non public mais collectif. Il s’agit d’un système sophistiqué de fléchage des investissements en production des diffuseurs, d’épargne forcée imposée aux salles, aux chaînes de télévision, aux fournisseurs d’accès à Internet et désormais aux GAFA. S’y ajoutent des incitations fiscales à l’investissement. Il s’agit d’un moyen original de soutenir la branche sans solliciter directement le budget de l’Etat. A ce titre, le cinéma français n’est pas « subventionné », comme on le dit trop souvent. Ce dispositif les artistes, en particulier, y sont très attachés. 

Or cette manne tend à se tarir pour diverses raisons et le cinéma français traverse depuis deux ans une crise du financement de la production. Aussi les professionnels craignent d’avoir à passer sous les fourches caudines d’un financement privé obéissant à des critères de rentabilité et d’avoir à se mettre ainsi « au service des plus puissants du secteur ».

Le rapport Boutonnat s’est intéressé précisément à la façon d’attirer ces ressources privées dans un secteur à l’activité très aléatoire. Il a pour cela prospecté les voies d’un retour sur investissement comme l’exige toute entreprise sollicitée pour un placement. La « rentabilité » honnie aux yeux de certains a pointé le bout de son nez, alimentant le soupçon qu’elle ne devienne le seul critère de la mise en production d’un film. Pourtant, le rapport ne remet pas en cause le système existant. 

Un antagonisme surmontable

Les deux points de vue évoqués en apparence antagonistes pourraient être largement rapprochés. D’abord, parce que le droit à la liberté de création réclamée par les artistes assure la santé à long terme de l’industrie du cinéma.   

A la fin des années cinquante, la nouvelle vague donnait un second souffle à la création, enlisée dans les conventions d’un cinéma de papa. Tournage dans la rue, matériel allégé, son direct, et appel à des comédiens peu connus voire amateurs façonnaient la mise en images de scénarios inimaginables jusque là. La façon de faire des films en sera peu à peu révolutionnée. Godard, Truffaut, Chabrol, Rohmer, Varda, Demy, Malle entre autres vont influencer nombre de metteurs en scène étrangers et propager dans le monde cette révolution artistique.

En 1969, sortait Easy rider aux Etats Unis. Liberté de ton, décors naturels, jeu d’acteur fluide et décontracté, ce film fut un succès inattendu d’autant plus rentable que son budget était modeste, loin des canons de fabrication des studios. S’ouvrira alors l’ère du Nouvel hollywwood, période de renouvellement des contenus et des modes de réalisation. Vont ainsi fleurir les talents de Scorsese, Coppola, Altman, Cassavetes, Forman, Spielberg, Schatzberg, Schlesinger et de bien d’autres.    

Les exemples peuvent se multiplier. Seule la liberté laissée à l’initiative des créateurs a pu éviter à l’industrie du Septième art de tomber dans une routine mortifère pour une économie de prototypes. L’indépendance et la diversité de la création fait partie de l’écologie du cinéma et assure donc sa survie.

Cependant, le système exemplaire de soutien a ses limites que fixent désormais ses contraintes financières. Soutenir la politique nataliste d’aide à la création du CNC devient irréaliste. L’alimentation du fonds de soutien au cinéma est déstabilisée par les difficultés rencontrées par certains de ses contributeurs (Canal Plus). Les ressources collectées auprès des nouveaux cotisants (GAFA) ne sont pas pour le moment significatives. Sans compter que les avances accordées au titre des différentes aides sélectives ne sont dans la grande majorité jamais remboursées. 

Avec 237 films d’initiative française produits en 2018 (182 en 2008), la France pulvérise les records européens. Un tiers sont des premiers films, ce qui suffit au renouvèlement des talents. Sortir près de 700 films par an, à une époque de forte concentration de la fréquentation sur un petit nombre de titres est désastreux pour nombre d’entre eux et en particulier pour les œuvres françaises (288 en 2018). Hors les très grandes villes, le parc de salles ne permet pas d’absorber une telle offre. La majorité des films de l’hexagone ne couvre pas ses coûts de production et de distribution.  

Dès lors qu’il est reconnu que la liberté et la diversité de la création garantit l’existence à long terme de l’industrie du cinéma, les artistes ou leurs représentants devraient faire des propositions pour stabiliser la situation en évitant de recourir aux facilités du « Y a qu’a » car les contributeurs au Fonds de soutien, soumis à une forte concurrence, pourront difficilement supporter un effort financier supplémentaire.

René Bonnell

René Bonnell a joué un rôle prépondérant dans le paysage cinématographique français. C’est Daniel Toscan du Plantier qui lui propose de prendre en charge la distribution chez Gaumont, où il restera de 1978 à 1982. À partir de 1983, commence la grande aventure de sa vie professionnelle : il participe au lancement de Canal Plus auprès d’André Rousselet qui le charge des questions de cinéma, puis il fonde et dirige Studio Canal. Il raconte ce parcours exceptionnel dans "Mon cinéma de Cannes à Canal Plus" (Balland, 2010). Économiste, on lui doit un livre considéré comme une référence par tous les professionnels du monde de l’image : "La Vingt-cinquième image" (Gallimard, 4e édition, 2006). Écrivain, il a publié plusieurs romans dont "Grande vacance" (Flammarion, 1997), "Le Petit Kant" (Gallimard, 1989), "Hitchcock, roman" (Hermann, 2013).

Auteur de Hitchcock, roman

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