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Le décrochage psychique de la seconde vague

publié le 18/11/2020

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Albrecht Dürer, Melancholia 2

Alors que l’inquiétude sanitaire se double d’une inquiétude politique, la seconde vague se révèle difficile pour l’état psychique de chacun. Psychologues, psychiatres et psychanalystes sont confrontés à l'orientation mélancolique actuelle des discours, de plus en plus infiltrés par la mort

Cela ressemble un peu à une dépression collective – ou plus précisément à une percée du discours mélancolique. Pour beaucoup de patients, le discours prend une tournure mélancolique qui n’existait pas avec cette amplitude lors du premier confinement. Le confinement fait que chacun devient sa propre limite et se trouve de ce fait renvoyé à ses capacités subjectives propre, à son autonomie psychique. Or pour certains, les limites sont fortement entamées – la temporalité extérieure semblant de plus en plus proche dans le discours clinique de la temporalité interne au mélancolique.

Aujourd’hui, 18 novembre 2020, alors que la France se trouve en alerte attentat maximum, que sont commémorés les attentats du 13 novembre 2015, que Samuel Paty a été décapité il y a quelques jours, que nous portons tous des masques, que nous envoyons nos enfants à l’école avec des masques, que nous sommes donc devenus des demi-visages, privés de chaque moitié de l’autre, il faut rester psychanalystes, psychologues, psychiatres, praticiens de la psyché. Il le faut pour continuer à constituer un « dehors », un lieu d’altérité, un asile où la parole, elle qui ne peut plus se communiquer dans l’espace social, se dépose dans un lieu; aussi pour faire bord au discours mélancolique qui, lorsqu’il se met en place, élimine facilement ses adversaires. 

Rester un lieu tandis qu’il n’y en a plus. Comme un défi à tenir. Ce que nous observons semble de prime abord une limite des capacités d’adaptation de la psyché. Une limite n’est pas une fin: ce peut être aussi un seuil et nous y sommes. Certainement que les séances et les consultations actuelles servent à préserver ce seuil, à rendre au patient l’image de ses capacités, à restaurer un narcissisme qui se perd, à restituer au sujet une psyché en phase d’effondrement. Une psyché déboussolée, sans aucun Nord possible, en mal d’espace et de temps, en mal plus précisément de discontinuité, de ruptures. Sans discontinuité, il ne peut y avoir aucune histoire. La temporalité interne au mélancolique serait-elle devenue notre paysage à tous ?

Une question arrive de plus en plus souvent depuis l’annonce du second confinement, elle était déjà posée déjà par les patients les plus mélancoliques – comme si ces derniers lisaient avant les autres les effets mortifères de cette crise mondiale – : « Saurai-je revivre comme avant ?». Cette interrogation traduit l'angoisse d'une rupture temporelle: comme si le pacte initial entre l’existence et le sujet se rompait. Rupture du pacte originel, celui qui nous pose dans un lien au temps évident, quasiment silencieux, fait d’attentes et de retrouvailles, de ce battement que définit le symbolique. Le confinement nous inscrit en ce sens dans une temporalité quasi-muette, sans rien qui puisse pour certains « faire événement », cette impossibilité de trancher, de rassembler le temps en blocs qui se brisent par un événement est typique de la représentation mélancolique : le mélancolique dans sa temporalité est entièrement happé dans le temps de la disparition et fabrique de fait un temps disparu. Pour lui, il n’y a pas de temps autre. A titre d’exemple une de mes patientes aimerait pouvoir penser l’existence d’une « cinquième saison » qui serait l’espoir possible de l’advenue d’un temps autre, d’une rupture possible, d’une différence. 

Un monde confiné, pour ceux qui ne peuvent pas se rendre à leur travail, ceux qui ne travaillent pas, les personnes retraitées, en arrêt maladie ou longue maladie, est un monde sans autre et sans objets, sans demande ni désir, autant d’articulations de l’Eros mises en sommeil. Il n’y a plus de lieux où le regard peut se jouer, plus de liens possibles entre deux. Il n’ y a plus de deux, que des uns appelés à s’éviter au maximum. Leurs gestes seront des « gestes-barrière », la présence de l’autre désinfectée. Lien social réduit à un lien phobique pour certains, à l’évitement pour d’autres. En grande partie le lien social est devenu comme nous le savons un lien sans contact, sans corps, avec comme support central le virtuel. Celui-ci peut-il opérer comme facteur de discontinuité ? Permet-il d’opérer des franchissements ? 

La mort infiltrée

Pour de nombreux patients, inscrits dans une pente dépressive, la durée de la mise à distance commence à modifier le lien au désir, à l’effacer: plus rien ne les interpelle et ils ne se sentent plus capables « d’aller à la rencontre » de quelqu’un ou même de quelque chose – la rencontre étant peut-être synonyme de discontinuité. En d’autres termes, ce que certains patients mélancoliques énonçaient lors du premier confinement est maintenant repris par la plupart des patients. Ils se demandent si les coordonnées de l’altérité seront encore reconnues, désirables, envisageables. Le discours mélancolique de certains patients devrait toujours nous alerter sur le destin possible de la civilisation.

La mort s’infiltre, gagne du terrain, aussi chez les adolescents. Pour les plus fragiles d’entre eux, les psychotiques – dont l’équilibre, qui repose sur des moments d’échanges précis, circonstanciés, est menacé –, les pédopsychiatres signalent actuellement l'inquiétante multiplication du nombre d’hospitalisations par semaine: parce que la vie « ne répond plus » comme d’habitude, et que le virtuel n'est pas suffisant comme « échangeur » symbolique. Il n’y a plus – en dehors des horaires de classe – de rassemblements possibles où les jeunes puissent échanger, relancer des structures narcissiques déjà minces et aux coordonnées étroites. Ces échanges en chair et en os, ces regards et corps et corps ne passent pas au virtuel ni au numérique. Le nombre de tentatives de suicide augmente, l’isolement au sein des familles, puisqu’aucun discours qui pourrait avoir lieu « ailleurs » ne permet de réintégrer l’économie familiale. Sans dehors, le dedans n’est plus que douleur.

Il n’y a plus de battements, d’avant-après ni de dedans-dehors: la rythmicité inhérente à l’existence s’efface. Ce qui, chez les plus stables d’entre nous, s’énonce en termes d’endurance, de créativité, d’efforts, de ressources, d’appel à réinventer notre lien à la temporalité, devient aujourd'hui, pour les plus fragiles – et peut-être même pour une part croissante de la population – devient une épreuve insurmontable. Pour ces sujets en souffrance, la résistance intérieure et la capacité projective s’essoufflent si le dehors n’énonce rien, si les devantures se ferment, si l’intériorité s’amenuise, s’appauvrit jusqu’à entrer dans ce discours mortifère – celui de l’effacement progressif. Ainsi, certains se voient s’effacer eux-mêmes de la carte, ne plus devenir un relai y compris pour leur propre famille. Cet effacement de la trace de soi, cette impossibilité de s’évoquer sans s’évoquer en même temps dans une hypothétique disparition est un des traits distinctifs du discours mélancolique: la mort y règne, elle en est l’infiltrée. Il n’y a pas une séance, une consultation où la mort n’arrive pas dans le discours, dans les journaux: morts dues au Covid, morts de celles et ceux qui ne peuvent plus être soignés, morts économiques aussi... 

 

Il est impératif d’accueillir actuellement cet essoufflement de la psyché, qui vit quasiment sans autrui et sans objet. Beaucoup de patients n’arrivent plus à lire, à regarder un film: ils sont dans une sidération morne, une immobilité. Ils ne sortent plus. L’expérience du confinement nous apprend que la mise en mots ne parvient plus à remplir sa fonction d’axe séparateur du temps. Pour les prochaines vagues épidémiques, il est vital que les responsables politiques prennent pleinement la mesure des conséquences du confinement (et l’isolement qu’il implique) : le risque d’une société dominée par le discours mélancolique.

Laurence Joseph

Laurence Joseph est psychologue clinicienne et psychanalyste, elle est directrice de la collection Hermann Psychanalyse et membre de l'Institut Hospitalier de Psychanalyse de l'Hôpital Sainte-Anne à Paris.

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