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La relation irano-américaine, ou l’insoutenable ambiguïté

publié le 23/09/2019

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wikicommons / Middle East

Malgré les menaces d’affrontement actuelles entre les États-Unis et l’Iran, une confrontation militaire de vaste échelle serait contre-productive. Au-delà des sanctions et des menaces, les deux pays ont en effet, paradoxalement, largement bénéficié depuis des décennies de leurs actions respectives.

Depuis l’élection du président Donald Trump, la relation irano-américaine n’a cessé en apparence de se dégrader, tandis que les récentes attaques sur les champs pétroliers d’Arabie Saoudite semblent traduire une escalade qui pourrait mener à la guerre. Pourtant, au-delà des sanctions et des menaces, Washington et Téhéran ont, paradoxalement, largement bénéficié l’un de l’autre depuis des décennies.

Si la révolution iranienne marque le début d’un long différend avec les États-Unis, elle portera en effet un coup décisif au communisme, tout en frappant en parallèle le nationalisme arabe ou panarabisme. La révolution islamique fait en effet émerger un régime armé d’une puissante idéologie, contigu aux républiques d’Asie Centrale soviétique (qui comptaient près de cinquante millions de musulmans), et qui rejette le dogme marxiste de lutte des classes au nom de l’égalité entre les musulmans. La montée en puissance de la dynamique islamiste, renforcée par la défaite soviétique face aux Moudjahidine afghans, ainsi que par l’émergence dès 1979 en Arabie Saoudite d’un puissant courant conservateur qui utilise les revenus du pétrole pour diffuser dans le monde la doctrine de l’islam salafiste, lance ainsi à l’URSS un nouveau défi, tout en menaçant l’ensemble des forces communistes et de gauche qui gravitent au Moyen-Orient et dans le Monde musulman. En parallèle, et sous la bannière de « l’exportation de la révolution islamique », le régime de Téhéran, lui-même d’obédience chiite, orchestre un puissant réveil de l’islam chiite dans le monde arabe, du Liban jusqu’en Irak, qui menace de briser le nationalisme arabe laïc, socle de régimes comme celui de Saddam Hussein, tout en mettant en valeur l’identité religieuse, et en amplifiant la scission des musulmans arabes en factions multiples selon leur communauté, sunnite, chiite, alaouite, zaydite, ismaélite ou autre ; cette menace ayant été l’une des principales motivations de la guerre lancée par Saddam Hussein contre l’Iran de 1980 à 1988. 

Les choses prennent en outre une tournure nouvelle à partir du 11 septembre 2001, lorsque les États-Unis, en réaction aux attaques de New York, occupent l’Afghanistan et l’Irak, tous deux gouvernés par des régimes d’obédience sunnite (les Talibans et le régime de Saddam Hussein). Si Téhéran fournit ainsi en Afghanistan une aide considérable à la coalition internationale (actions de renseignements, soutien de milices locales), les opérations militaires américaines entrainent, de leur côté, deux conséquences. Elles redessinent en effet la carte géopolitique de l’Asie, les forces américaines s’implantant au cœur du continent, en Afghanistan, en Asie Centrale, au Moyen-Orient et dans le Golfe Persique, tout en renforçant leur positionnement dans l’Océan Indien et en Asie du Sud-Est. Les Etats-Unis œuvrent donc pour consolider partout leur présence militaire, tout en encerclant des adversaires potentiels comme la Chine, la Russie et d’autres pays. Tandis que l’Iran, de par son positionnement géographique à l’intersection de ces puissances, et à la porte du Golfe persique, constitue, lui, un élément clé de ce dispositif.

Le rôle de l’Iran ne s’arrête toutefois pas là, puisqu’à la suite des opérations américaines en Afghanistan et en Irak, Téhéran voit s’effondrer devant lui deux régimes d’obédience sunnite qui l’enserraient géographiquement et représentaient une menace permanente. Cette évolution libère l’Iran, qui entreprend d’élargir son influence à travers le Moyen-Orient arabe, mettant en place un vaste réseau de formations et de milices afin de consolider « l’axe chiite » à travers l’Irak (où la communauté chiite forme les deux tiers de la population), la Syrie et le Liban. Pour parvenir à ses buts, l’Iran devra tenir compte plus d’une fois de la présence et de l’influence américaine, notamment en Irak. Cependant que l’émergence des « Printemps arabes » à partir de 2011 provoque la scission du Yémen, ainsi que des troubles à Bahreïn, au Koweït et en Arabie Saoudite, où émergent des populations chiites autrefois silencieuses. La confrontation dans la région, mêlant l’Iran, la Turquie, la Russie, Israël, les pays du Golfe ainsi que leurs alliés locaux respectifs, renforce en outre le fractionnement de plusieurs pays (Irak, Syrie, Liban, Yémen) en entités ethniques et confessionnelles (selon notamment la ligne de partage entre sunnites et chiites), remettant en question, dans l’ensemble de la région, la notion de nationalisme arabe ou de panarabisme. Tandis que l’Arabie Saoudite, se retrouve, elle, cernée de conflits, de Syrie jusqu’en Irak, en passant par le Yémen, sans oublier la crise à Bahreïn, le différend avec le Qatar, et, plus encore, la menace représentée par l’Iran lui-même, poussant Riyad et les principautés sunnites du Golfe dans les bras de l’état juif, adversaire autoproclamé de Téhéran, et alimentant en retour les espoirs d’un règlement du conflit arabo-israélien (ou « deal du siècle »). Tous ces développements sont-ils au final défavorables au « Grand Satan » américain et à son allié israélien ? La scission du Moyen-Orient, mettant face-à-face l’Iran, la Turquie, la Russie, ou Israël, avec les États-Unis qui tentent de s’introniser arbitres entre ces puissances, ne fait-elle pas l’intérêt de Washington, dans la logique de « diviser pour régner » mise en pratique ailleurs sur le continent eurasiatique ? L’Iran a-t-il de son côté fait autre chose, dans le fond, que tenter de tirer bon gré mal gré son épingle du jeu régional, montrant qu’il est beaucoup plus rationnel et pragmatique qu’on ne le reconnaît ?

Retenons ainsi trois choses. En premier lieu, la politique américaine de sanctions n’est pas motivée essentiellement par le dossier nucléaire, Washington s’étant retiré de l’accord nucléaire pour obtenir des concessions sur d’autres points, en particulier la question des missiles balistiques et des milices alliées à Téhéran, et, au-delà, de l’influence iranienne dans la région. En d’autres termes, et suite à près de deux décennies de conflits qui ont remodelé le Moyen-Orient, Washington cherche à amener Téhéran à accepter certains termes, revenant, dans les faits, à prendre acte de la suprématie américaine (sachant que l’Iran est parvenu à sa position actuelle dans la région suite à la chute du régime de Saddam Hussein, elle-même obtenue grâce aux États-Unis). D’un autre côté, ni les États-Unis ni l’Iran n’ont véritablement intérêt à une guerre de vaste ampleur, qui pourrait forcer Washington à entreprendre une coûteuse occupation du territoire iranien, grand comme la moitié de l’Europe Occidentale ; tandis que l’Iran, échaudé par le résultat des « Printemps arabes », craint par-dessus tout l’effondrement de son état central qui ouvrirait la boite de Pandore des divisions internes (les iraniens d’ethnie perse et de religion comptent pour environ la moitié de la population, à côté des sunnites, des kurdes, des azéris, des arabes et autres). Et si certains suggèrent, d’un autre côté, la conduite de frappes sur l’Iran, au moyen de missiles balistiques et de raids aériens, du type de celles menées par l’OTAN contre la Serbie en 1999, il faut bien noter cependant que l’Iran est vingt fois plus vaste et dix fois plus peuplé que la Serbie ; et, surtout, que des frappes massives et de longue durée, menant à l’effondrement du pouvoir iranien actuel, pourraient remettre en question l’ensemble des rapports de force établis dans la région, réhabilitant des formations comme Daech, rallumant une série de conflits locaux, et créant un vide immense où la Russie, la Turquie et d’autres acteurs se hâteraient de se précipiter, ce qui pourrait déclencher une vaste guerre, et forcer de nouveau les États-Unis à intervenir pour empêcher le chaos. C’est donc toute la région qui est en jeu. Ainsi, au final, le but véritable de l’Amérique est-il aujourd’hui de renverser le régime islamique en Iran, ou bien Washington ne cherche-t-il simplement, en faisant pression, qu’à établir un rapport de forces favorable avant de négocier ? Les dernières frappes sur les installations pétrolières saoudiennes constituent-elles, de ce fait, un baroud d’honneur, permettant au régime iranien de négocier sans paraître avoir cédé aux pressions, ou sont-elles au contraire le prélude d’un vaste affrontement ? La politique intérieure américaine, et en particulier la campagne électorale de 2020, en est-elle l’un des enjeux ? L’avenir le dira bientôt. 

Fouad Khoury Helou

Fouad Khoury-Helou est économiste de formation. Ancien élève de l’École supérieure de commerce de Paris – ESCP Europe et de l’Université américaine de Beyrouth, il poursuit ses activités dans le secteur privé entre le Liban et le monde arabe, et rédige régulièrement des articles pour la presse libanaise. Il a notamment publié aux éditions Hermann, "L'Amérique et le moyen-orient"(2015), "L’effondrement du monde arabo-islamique" (2018)

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