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La pensée réactionnaire est-elle de retour ?

publié le 13/09/2019

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Pixabay

Tandis qu’un « désir de réaction » semble s’affirmer dans nos sociétés et dans certains milieux intellectuels, quelques analyses méritent d’être repérées, à l’instar de celles proposées par Mark Lilla dans "L’Esprit de réaction".

Dans son numéro de juillet-août dernier, la revue Artpress publie une interview du documentariste et photographe Raymond Depardon au sujet des Rencontres d’Arles. L’une des questions d’Étienne Hatt porte sur l’évolution du festival de photographie créé en 1970, mais peut être perçue comme surprenante, voire incongrue, en déplaçant abruptement la réflexion sur un terrain idéologique : « les Rencontres d’Arles sont-elles progressistes ou conservatrices ? »

Pour rechercher les éventuelles tendances politico-culturelles d’un événement artistique international ? Pourquoi vouloir l’étiqueter aux moyens de concepts aussi vagues que marquants ? Sans ciller, Raymond Depardon livre alors une appréciation prudente et nuancée, tout en s’inscrivant dans le dualisme invoqué par son interviewer : les Rencontres d’Arles « sont un peu conservatrices par naissance » dit-il, en citant pour preuve patente leur penchant pour « le beau tirage et le vintage ». Nous voilà rassurés : le conservatisme du célèbre festival n’a rien d’identitaire et consiste dans un tropisme de couleur sépia !

Cependant, quitte à choisir une pierre de touche idéologique et à se placer « en terrain miné » (pour reprendre le titre d’un dialogue entre Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut portant notamment sur le conservatisme et le progressisme), pourquoi l’auteur de l’interview n’a-t-il pas préféré un clivage plus radical et peut-être plus pertinent, comme « révolutionnaire ou réactionnaire » ? En effet, cette dichotomie fait plus clairement référence, surtout en France, à l’Histoire ainsi qu’aux cultures et aux imaginaires politiques qui continuent de sous-tendre les crises du temps présent. Ainsi, les « gilets jaunes » ont ranimé le mythe de la révolution émeutière émanant de la France périphérique contre le pouvoir en place. Concurremment, il n’est pas bon d’être qualifié de « réactionnaire » : cette étiquette est aujourd’hui plus que jamais stigmatisante – comme l’atteste la puissance de l’injure « réac » qui sert à discréditer un individu non seulement en politique, mais bien plus largement, à condamner des opinions ou des convictions en matière de mœurs, ainsi que des conceptions ou des publications dans le domaine des idées.

 Mais que désigne exactement cet adjectif discréditant ? La lecture de l’essai de Daniel Lindenberg Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires (2002), apporte les premiers éléments de réponse. Ce texte ne se contente pas d’avancer l’hypothèse litigieuse d’un « désir de réaction » animant une partie du monde académique hexagonal, mais se focalise aussi sur plusieurs auteurs érigés en figure de proue d’un « néoconservatisme » à la française en voie de constitution. Mais, le problème est que Daniel Lindenberg conçoit ce courant de façon vague et globale, l’appréhendant comme un « nouveau scepticisme démocratique », qui se traduit par des arguments contre la démocratie dans la multiplicité de ses dimensions : politique, sociale et culturelle. Sa démonstration consiste à interpréter toute critique de la démocratie comme l’indice d’un substrat idéologique réactionnaire plus ou moins latent chez des intellectuels de notoriété. Une notion attrape-tout, celle de « néo-réac », est ainsi devenue fallacieusement légitime. Des polémiques stériles et interminables ont pu germer dans la sphère publique et médiatique, et l’étiquette de « néo-réactionnaire » s’est trouvée ratifiée comme une catégorie pertinente pour qualifier des discours et des attitudes politiques dans la littérature scientifique.

Ce petit livre a cependant suscité un véritable malaise au sein du monde intellectuel en promouvant une forme de mise au pilori par ses critiques ad hominem – ce qui a paradoxalement contribué à sa médiatisation et au gain de notoriété de Daniel Lindenberg. Aussi la réception de l’essai du philosophe et historien des idées américain Mark Lilla qui paraît sous le titre L’Esprit de réaction, dans sa première traduction aux éditions Desclée de Brouwer, peut-elle difficilement s’envisager en dehors de ce précédent qui a façonné le contexte français de toute réflexion sur un hypothétique renouveau réactionnaire. Surtout que l’auteur a été accueilli en résidence dans un institut à Paris afin de rédiger cet ouvrage. Notons aussi que le choix élégant qui a été fait pour le titre en langue française évoque très judicieusement le subtil et suggestif article-princeps de Charles de Rémusat « De l’esprit de réaction : Royer-Collard et Tocqueville » paru en 1861 dans la Revue des deux mondes. L’auteur y analysait déjà de nombreux thèmes liés au désenchantement démocratique de la période sans toutefois sombrer dans la mélancolie et la misanthropie, qui ne forment pas selon lui les humeurs dominantes des réactionnaires. Il discernait par exemple chez Tocqueville une forme de tristesse, mais non de désespoir. Mais du fait que Mark Lilla ne s’appuie pas sur la littérature savante réactionnaire, à part d’incontournables et robustes références à Burke ou à Hegel, il donne l’impression d’ignorer souverainement ces travaux au profit d’une attaque directe et sans prévention de son corpus constitué d’auteurs très différents (Rosenzweig, Voegelin, Strauss, Houellebecq et Zemmour), mais aussi de courants et d’événements, comme les attentats de Paris en 2015 dont il a été le témoin. L’étude approfondie de Jean Starobinski sur le couple action/réaction ne fait ainsi pas partie des ressources mobilisées par Mark Lilla. Il souligne même étonnamment la rareté de cette littérature comparée à celle portant sur l’idée de révolution, alors qu’il est lui-même un spécialiste de philosophie et des idées politiques. Au demeurant, si Mark Lilla ne fait aucune allusion à l’opuscule de Daniel Lindenberg, son étude s’avère incidemment une réfutation drastique du Rappel à l’ordre, d’autant plus efficace et cinglante qu’elle reste implicite. En effet, le philosophe reconnaît d’emblée que le réactionnaire est effectivement de retour parmi les élites et le peuple, mais aussitôt pour souligner que ce phénomène souffre d’un déficit de compréhension et de connaissance qu’il s’agit de combler. Mark Lilla met aussi en exergue la diversité des styles réactionnaires, ce qui le situe aux antipodes d’une logique d’amalgame : « Le réactionnaire a mille visages. Il est Protée. » Son objectif consiste à prendre au sérieux l’existence et la cohérence d’une pensée réactionnaire. D’abord paru en 2016 aux États-unis sous le titre The shipwrecked Mind, l’ouvrage de Mark Lilla montre l’importance de l’idée de nostalgie, qui se révèle être, contre toute attente, « un puissant stimulant politique » qui structure la pensée réactionnaire et lui donne sa force : « L’espérance peut-être déçue. La nostalgie est irréfutable. »

À l’aune de telles intuitions, l’essai de Mark Lilla recèle une forme d’invitation à découvrir les pensées réactionnaires, non pour se laisser séduire par elles, mais afin de reconstituer leur logiques profondes et pouvoir peut-être ainsi mieux déjouer leurs caricatures et rejetons contemporains, qui laissent les intellectuels souvent démunis d’arguments.

Isabelle de Mecquenem

Isabelle de Mecquenem est professeur agrégé de philosophie à l'Institut National Supérieur du Professorat et de l'Éducation (Université de Reims Champagne Ardenne). Chargée de mission à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme de l'Université de Reims, elle est également membre du Conseil des sages de la laïcité de l'Éducation nationale. Elle co-dirige chez Hermann la collection "Questions sensibles".

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