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La fausse opposition populiste entre élites et peuple

publié le 29/08/2019

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by Christophe Becker is licensed under CC BY-NC-SA 2.0

Partout les élites sont fustigées. À juste titre parfois, mais le plus souvent à des fins démagogiques. Retour sur une confusion conceptuelle qui profite dangereusement aux populistes.

La confusion du populisme

Le populisme ambiant a progressivement imposé une représentation binaire de la réalité sociale qui oppose le peuple aux élites. Ce manichéisme domine aujourd’hui les esprits, en France comme dans nombre de pays occidentaux. Il se caractérise par sa vision simpliste : le peuple se voit paré de toutes les vertus, noble, généreux, ouvert, tandis que les élites sont jugées arrogantes, déconnectées de la « vraie vie » et, cela va de soi, souvent corrompues. Antagonisme d’autant plus nocif qu’il est déclaré irréductible par l’extrême droite et par une gauche anarchisante, qui se gargarisent du mot « peuple » en dénonçant le mépris qu’il inspirerait à leurs adversaires. Certains mouvements comme les « Gilets jaunes » accréditent cette conception que reprennent en chœur la grande majorité des médias, la classe politique et la plupart des intellectuels, ainsi piégés sans s’en rendre compte. 

Il est vrai que, pour beaucoup de nos concitoyens, « les élites » incarnent un pouvoir qui tombe du ciel, réservé à un petit nombre, corroborant l’idée d’un ascenseur social bloqué au rez-de-chaussée, condamnant a priori tout ce qui n’aurait pas l’estampille « peuple ». On peut comprendre ce sentiment sans lui accorder un label de vérité. De fait, il relève plus du fantasme que de la réalité, s’écarte de la raison et du simple bon sens, même s’il arrive que la conclusion soit juste à partir d’un raisonnement faux. Cette perception est encouragée, stimulée par les plus radicaux des populistes qui vous donnent du peuple à tout bout de champ, comme dans le cas de Donald Trump ou de Marine Le Pen, pour masquer leur origine sociale qui n’a rien de populaire. 

Dès lors, le divorce entre le bon (peuple) et les méchants (élites) est irréductible. Il ne peut que s’accentuer puisque, par définition, le premier reste hors d’atteinte de toute critique et les seconds détestables à tout point de vue.

Cet imaginaire est doublement fautif : d’une part il confond « élites » avec « élites scolaires » ou avec « élites dirigeantes » ; d’autre part il oublie que toute élite provient du peuple.  

Elites scolaires et élites

La première méprise est fréquente, comme si les bons élèves, ceux qui réussissent les concours et sortent des grandes écoles appartenaient, automatiquement et pour toujours, à la fine fleur de la société. Ils sont certes instruits, ont reçu pour certains une bonne éducation et peuvent être bien entendu tout à fait remarquables pris un à un. Ils apparaissent néanmoins comme des « héritiers », pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu. De fait, l’inégalité des chances devant les études conduit les enfants de cadres supérieurs et de professions libérales à rencontrer plus aisément le succès, ce qui les déconsidère a priori aux yeux de leurs détracteurs. 

Qu’elles soient acceptées ou rejetées, cela ne propulse pas ces catégories au-dessus des autres ni ne les affranchit, dans une démocratie tout du moins, de rendre compte, comme de remettre en permanence l’ouvrage sur le métier. Quant au pouvoir de décision, attribut des dirigeants, s’il rend plus visible, il n’en découle pas qu’il garantisse la justesse des options arrêtées : un surdiplômé qui conduirait une entreprise à la faillite n’appartient pas à l’élite proprement dite. Peut-il se réclamer de l’élite celui qui accumule les mauvais choix et manque de bon sens ? Mais s’il ne suffit pas d’être intelligent et d’avoir réussi à un concours ou à un examen pour bénéficier automatiquement d’une amnistie de ses erreurs, cela ne signifie pas pour autant que toute personne bien éduquée soit condamnable pour cette seule raison et mise hors-jeu a priori ! 

Les deux types d’élites

Pour ce qui est du second point, il est étonnant qu’il soit aussi vite occulté. Celui ou celle qui atteint l'excellence dans son domaine, et qui s’y maintient, appartient aux élites. Tous les métiers, sans exception, mériteraient d’être cités, au masculin comme au féminin : charpentier, boulanger, traiteur, chauffagiste, peintre, conducteur d’engins, banquier, chef d’orchestre, charcutier, directeur d’école, commissaire de police, coiffeur, syndicaliste, médecin, pompier, agriculteur et ainsi de suite. C'est en tout cas ce qu'expliquait l’économiste Vilfredo Pareto, dans son Traité de sociologie générale, qui distingue « les élites » de « l’élite ». Les premières sont toutes issues du peuple, frappées au sceau de la compétence et de la réussite. Pareto parle à leur égard de « catégories sociales composées d’individus ayant la note la plus élevée dans leur branche d’activité » ; la seconde représente toute minorité qui, dans une société, tend à infléchir le cours politiques par son influence. L’élite au singulier désigne ici « les individus qui exercent les fonctions dirigeantes », qu’elle soient gouvernementales ou non, et qui se définissent par leur accès au pouvoir. 

La confusion entre ces deux types d’élite, entretenue par la phraséologie populiste, conduit à une sorte de totalitarisme de la pensée. Ou bien vous appartenez à « l’élite », et vous êtes d’emblée disqualifié ; ou bien vous appartenez au « peuple », et vous voilà pour ainsi dire épargné. Ce qui revient à dire que si vous renoncez à tout effort pour sortir de la foule, vous serez certain de ne pas vous compromettre en devenant membre de cette élite honteuse et infamante. Curieuse conception d’une société dynamique, innovatrice, éprise de qualité !

Elites et décisions

Avoir disposé d’une bonne instruction scolaire et universitaire, comme d’une bonne éducation familiale, n’est ni le signe d’une élection divine ni une tare indélébile. Quel que soit le métier auquel on se destine, c’est réussir dans celui-ci, jusqu’à l’excellence, qui peut hisser au niveau de l’élite. Cette dernière n’est pas constituée par ceux qui prennent des décisions pour les autres, mais par ceux qui se sont élevés dans leur profession au point de provoquer la reconnaissance de leurs pairs et l’admiration de tout un chacun. Ce peut être aussi le cas des décisionnaires, de ce qu’on appelle la classe dirigeante, sauf bien entendu si celle-ci multiplie les mauvaises décisions. En son sein, ne trouve-t-on pas, comme partout ailleurs, des personnalités discutables, mais aussi des femmes et des hommes de grande qualité ? Au nom de quoi les populismes interdisent-ils à nos dirigeants de prétendre, eux aussi, à l’excellence ? 

Le peuple et ses élites

Le populisme s’empare des mots et tord leur sens en le pliant à ses visées. Pour le combattre, il est impératif de reconquérir le terrain sur lequel il règne aujourd’hui, en arrêtant de vouer les élites aux gémonies. Toutes sont indispensables. Et toutes naissent au sein du peuple. Renoncer à cette clarification conduit lentement mais sûrement notre pays, comme d’autres, à une exaspération qui porte en germe une violence redoutable. Il est encore temps de réagir et de cesser de tracer une frontière factice entre le peuple et ses élites.

François Rachline

François Rachline est universitaire et écrivain. Il est l'auteur de plusieurs romans, et d'essais parmi lesquels "La loi intérieure" (Hermann, 2013) et "Au commencement était le futur" (Hermann, 2015), les deux premiers volets d’une trilogie que vient compléter "Un monothéisme sans dieu" (Hermann, 2018).

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