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Inventer la psychanalyse à venir

publié le 05/09/2019

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Image parGerd Altmann de Pixabay

Querelles d’écoles, proliférations des psychothérapies de tous ordres, ralentissement des travaux théoriques, disparition lente de la scène intellectuelle. Beaucoup prédisent la mort prochaine de la psychanalyse : vieille histoire fatiguée. Nous désirons écrire et inventer la psychanalyse à venir.

Situation de la psychanalyse

Dans une nouvelle de Borgès, Averroès, l’un des plus grands interprètes du corpus aristotélicien, admet ne pas comprendre ce que le philosophe désigne par les termes comédie et tragédie :

"La veille, deux mots douteux l’avaient arrêté au seuil de la Poétique. Ces mots étaient tragoedia et comoedia. Il les avait déjà rencontrés, des années auparavant, au livre troisième de la Rhétorique ; personne dans l’Islam n’entrevoyait ce qu’ils voulaient dire. En vain, il avait fatigué les traités d’Alexandre d’Aphrodisias. En vain, compulsé les versions du nestorien Hunayn ibn Ishaq et de Abu Bashar Meta. Les deux mots arcanes pullulaient dans le texte de la Poétique : impossible de les éluder."

Le mot psychanalyse est aujourd’hui dans une situation similaire : on n’y entend rien. Pourquoi ? Certainement parce que les lèvres qui le prononcent ne s’adressent plus à personne – sauf peut-être à elles-mêmes. Il faut insister sur « même » car elles ne s’adressent qu’à celles et ceux qui le prononcent exactement comme elles, de la même façon, avec le même accent, la même intonation. Mais à s’adresser au même, une parole s’adresse-t-elle ?

Au vrai, nous sommes en ce moment même en situation d’Averroès inversée : tout le monde paraît entrevoir ce que le mot psychanalyse signifie. Mieux et pire, nombreux sont ceux à s’exprimer en son nom, encore plus à s’en revendiquer, jusqu’à s’en faire une identité. 

Ce dont souffre la psychanalyse aujourd’hui, c’est d’abord et avant tout de ne plus savoir (pouvoir ?) écrire. Lorsqu’elle écrit, elle s’écrit. Lorsqu’elle parle, elle se parle. Sans destinataire autre que ceux dont elle suppose qu’ils la liront. Non pas simplement des psychanalystes, mais des psychanalystes de la même mouvance. 

Pour autant, il ne s’agit pas ici d’analyser ce phénomène catastrophique. C’est précisément ce qui ne peut intéresser personne. 

Aujourd’hui, il y a l’envie, le souhait et la tentative d’une écriture. Proliférante, multiple, cherchant, repartant, relançant ce à quoi elle croit arriver. Ainsi désirons-nous écrire le mot psychanalyse et en rendre manifeste la portée immense. Ecrire, et non pas répondre : répondre à un tel qui assène que c’est une imposture, à tel autre qui assure que Freud est un charlatan, à celui qui prétend qu’elle n’est pas une science, ou à ceux qui affirment que tout ce qu’elle a découvert était déjà là chez les romantiques, chez les platoniciens, chez les stoïciens, chez Leibniz, chez Héraclite, chez Nietzsche, chez Schopenhauer… Il ne s’agit nullement de rentrer dans les querelles – querelle est d’ailleurs un terme trop généreux eu égard à ce qui se passe : nul débat, nulle disputation, mais mépris, invectives et rumeurs – de partis, les petites affaires d’écoles et de chefferies. Inutile de donner en triste spectacle l’essoufflement d’une théorie et d’une pratique qui ont bien d’autres choses à faire : la psychanalyse n’est pas une réaction. 

Ces petites affaires, comme l’Institution, étouffent la psychanalyse en assurant le double tour d’une clôture et produisent la claustration en soi de la psychanalyse. Claustration spatiale qui se traduit dans un oubli du monde (comme si hors les murs des écoles, il n’y avait rien), claustration temporelle (car ce qui fait actualité pour les chefs actuels devrait en vérité être l’histoire de la psychanalyse, passé et présent y sont parfaitement confondus). L’avenir, mais ce qui s’appelle vraiment « à venir », n’y existe pas même à l’état d’idée.

Écrire la psychanalyse à venir

Nous pensons la psychanalyse interminable et à peine née. Rendre manifeste cela, c’est la sortir du piège dans lequel elle est enfermée. Reste à écrire cette interminabilité. Reste à dessiner les passages divers en direction de cette sortie hors de soi. Reste à faire entendre qu’elle est un mouvement sans coïncidence à soi, se débordant elle-même. La quête recommence par la dé-pétrification du passé. Tout cela s’appelle penser, écrire, élaborer, théoriser. Tout cela est mouvement. Tout cela est incessant.

Nous voulons penser avec et depuis la psychanalyse. Nous voulons écrire cette pensée qui s’invente continûment. Pas uniquement pour ou en vue de la psychanalyse. Encore moins pour les psychanalystes : ce serait stérile. Clôtures, murs dans lesquels la psychanalyse se meurt sans s’en rendre compte. C’est à partir de là qu’il s’agit de questionner, de relancer la psychanalyse. Autrement dit d’escalader ses murs et de lui faire prendre de nouveau langue avec les champs du savoir les plus divers. Ainsi, il importe de réinventer sa langue et de plus d’une façon : « en présence de toutes les langues du monde », selon les termes d’Edouard Glissant.

Voilà la psychanalyse à la fois dans le monde et avec le monde. Ce qui ne peut que signifier : hors de soi dans le monde. Il n’y a pas de psychanalyse sans cela.

Donc : la psychanalyse telle que nous désirons la faire entendre lorsqu’elle se rencontre comme énigme, est une psychanalyse hors de soi. Exister c’est précisément cela et nous tenons à faire exister encore la psychanalyse. L’être hors de soi de la psychanalyse est sa structure et sa langue. Par sa langue plus d’une et par sa structure en excès sur elle-même, hors de ses gonds, la psychanalyse est à venir. Or « être à venir », c’est n’être pas. Ne pas avoir d’être : une chance. On pourra dire la psychanalyse comme devenir. On pourra à juste raison en déduire qu’il n’y a jamais la psychanalyse mais un devenir psychanalyse de la psychanalyse.

À venir, la psychanalyse le devient en tant qu’elle est faite et se fait de la venue de ce qui vient. Nous parlons là de clinique, de pratique. Nous écrivons là de la théorie. C’est le même. Et nous ajoutons immédiatement qu’il y a dans ce mouvement constitutif de la psychanalyse – l’ouverture par la venue de ce qui vient –, ce que nous appelons également éthique. Pas l’éthique de ceci ou de cela, pas l’éthique de quelque chose, pas même l’éthique de la psychanalyse. Ethique est l’autre nom de l’à venir, l’autre nom de la psychanalyse comme psychanalyse à venir.

Relancer la psychanalyse sera écrire cette articulation et du même coup repenser tous ces mots qui aujourd’hui sont devenus imprononçables et inaudibles tant ils sont utilisés comme s’ils allaient de soi et comme si on savait ce qu’ils voulaient dire. 

En somme, lorsque nous disons « psychanalyse à venir », nous ne construisons pas seulement un discours sur « l’avenir de la psychanalyse », nous tenons surtout que « à venir » est l’autre nom de la psychanalyse. Qu’elle est ce qui l’ouvre, l’à venir (une analyse permet cela), mais encore que le venir de l’à venir en est comme la structure.

Ainsi la psychanalyse est toujours en excès sur elle-même, au-delà d’elle-même, sans propre, sans identité. Jamais écrite et toujours en train de s’écrire par sa confrontation à l’impossible, à l’impensable, à l’irreprésentable, à l’incompréhensible, à ce qui cloche, boite ou choit. 

 Qui-vive permanent, intranquillité, insomnie dirait Lévinas, de ce qui a à faire avec ce qui ne « marche pas » et avec ceux qui ne marchent pas. La psychanalyse à venir est beckettienne en diable. Ecritures de foirades. Ainsi seulement tourner autour du réel, boiter pour le serrer au plus près et recommencer encore. Les derniers mots de la dernière page du dernier texte composant Pour en finir encore – et autres foirades, disent la psychanalyse : « cette demeure indicible ». 

L’à venir est ce qui structure la psychanalyse qui, de pouvoir se définir ou « s’indéfinir » comme accueil inconditionnel de ce qui arrive, doit faire avec ce qui vient. Comment ? Simplement en invitant la parole à parler, à se déplier, à délier sa langue. 

Accueillir la parole – écouter – subvertit les principes de la pensée. La psychanalyse est alors ouverture de la pensée au monde qui vient, chance d’y agir et de le transformer de manière telle que la survie des corps parlants les uns avec les autres y soit possible et assurée. Elle est une version du politique. Concevoir ainsi la psychanalyse revient à la tresser à l’éthique et au politique. Et cette tresse exige une forme d’invention permanente. En tant qu’à venir, sans savoir de ce qui arrive, et en vue de cette ouverture, il est nécessaire de théoriser sans fin, de créer de la pensée. Ce qui n’est possible qu’à creuser des passages multiples, qu’à traverser les corpus de la philosophie, de la littérature, de la théologie, de l’histoire, du cinéma, de l’architecture… 

Stéphane Habib

Stéphane Habib est psychanalyste et philosophe. Il enseigne à l’Institut des Hautes Études en Psychanalyse (Paris) et fait partie de l’Institut Hospitalier de Psychanalyse de Sainte-Anne (Paris). Il est notamment l'auteur chez Hermann de "La langue de l'amour" (2016) et de "Faire avec l'impossible" (2017).

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