publié le 27/12/2020
Vita Gruodyté
On ne s’est sans doute jamais soucié aussi peu qu’aujourd’hui des grandes œuvres, en particulier musicales, dans leurs rapports avec la réflexion esthétique et philosophique. Il convient donc en toute logique de s’attacher avec ferveur et passion à une discipline demeurée confinée dans la confidentialité, mais aussi guettée par un irrémédiable déclin en nos temps suffocants et anesthésiés. A cet égard, nous rappellerons ici la mémoire de Raymond Court, philosophe-esthéticien de l'Université de Lyon (auteur, notamment, d'une Sagesse de l'Art puis d'une Vérité de l'Art ?), qui s’était attaché depuis longtemps déjà à penser des questions ardues, relatives au sens des œuvres d’art et à leurs résonances existentielles, susceptibles de s’inscrire, selon l’une de ses expressions, « au cœur de nos vies », avec une insistance particulière à souligner l’incomparable « expérience spirituelle » vers laquelle les œuvres artistiques majeures, picturales et musicales, nous entraînent.
Une élévation intérieure
Mais pourquoi écouter l’œuvre musicale en ces temps de détresse (pour rappeler Hölderlin) ? Un texte bien méconnu mérite d'être cité ici, dû au compositeur russe Arthur Lourié (1892-1966), Profanation et sanctification du temps (journal musical 1910-1960). Il y consigne ce qui lui semble déterminer la nature « magique » de la musique : cette magie, note-t-il, se révèle « comme une réalité d'un ordre irrationnel. Elle évoque une rupture de la loi de gravitation, qui donne la possibilité de s'élever sans l'aide d'un moteur ». Formule étonnante de prime abord, puisqu'il ne s'agit pas pour l'auditeur d'user d'outils mécanisés, tel un Icare aventureux : si nous devenons des Icare en puissance ce n'est que grâce à une mécanique céleste proprement musicale, relevant du seul ressort sonore ! Mais, écoutant une œuvre, il est question de ce qui nous hisse véritablement vers le haut, c'est-à-dire nous élève l'âme (ordre de la transcendance) – de façon imagée, Emil Cioran parlait ainsi de « l'altitude d'une cantate » à propos de J.-S. Bach – pour nous mener vers ce qu'Ernst Bloch, dans son Esprit de l'utopie, appelait avec raison le « royaume spirituel musical ».
Réconfort et consolation
Sans doute a-t-on bien oublié que l'écrivain Georges Duhamel évoquait une « musique consolatrice », dans sa pratique ou son écoute, musique à laquelle il proposait une image désormais bien désuète : la « porte d'azur » (mais nous parle-t-elle encore ?) Quel que soit notre choix musical ou nos préférences stylistiques, écoutons cette œuvre : se profile bientôt à travers elle ce que secrètement nous y cherchons et y espérons. L’œuvre musicale est désorientation et réorientation de la compréhension de l’auditeur, déploiement de cette vibration vitale qui est atteinte à l’esprit, promesse de fusion du sujet et de l’objet dans l’expérience esthétique (celle que décrivait par exemple le dernier Greimas de l'imperfection). Dans sa puissance de révélation, elle est vérité assénée. Réponse à des questions qui ne se sont jamais posées à nous. C'est ainsi que l’expérience auditive se “souvient” de l’expérience ontologique et finit par la rejoindre. En témoignent à cet égard les admirables pages musicales de feu George Steiner parcourant ses Réelles présences. Dans son Système des Beaux-Arts, Alain énonçait que « la musique nous fait reconnaître ce que nous n'avons jamais connu ». Mais davantage, et c'est là une plus rare observation, il la liait à sa capacité de « guérison » qui « sauve » l'esprit humain (« Que l'on essaie de penser à ce que serait la vie intérieure en chacun s'il abandonnait, s'il ne se reprenait », écrit-il). C'est à cette magie salvatrice qu'Ernst Bloch, de même, fait allusion dans Le principe espérance, nous parlant du « caractère de réconfort » de la musique.
Le temps et le temple
Plongés dans l'écoute, concentrés sur son retentissement, nous quittons tout entier le temps profane, et profané, de notre pauvre quotidien, pour vivre dans un temps devenu musical, musicalisé, et ainsi sacralisé si l'on suit Alain, car l’œuvre musicale en tant qu'architecture temporelle s'apparente à un « temple », observe-t-il. Un espace clos s'érige en lequel l’auditeur se retrouve face à lui-même, s'y recueillant, s'y redécouvrant. Alors pourra-ton vérifier à l'occasion ce que le philosophe avançait : la musique représente un temps « raccourci, où la consolation porte la peine ». Et pour Lanza del Vasto, elle « change le temps en plainte, et la plainte en plaisir ». Merveilleuses formules qui condensent à elles seules l’expérience musicale fondamentale, liant la mémoire d'une présence-absence dramatique à l'allègement de sa substance à travers le déploiement des sonorités, comme de l'insaisissable nature de ce « son qui plane », telle que la qualifiait E. Bloch.
L'odyssée de l’auditeur
Ainsi, pressent l’auditeur, empruntant la voie d’une écoute en prise directe avec ses attentes esthétiques à combler - revenir à une certaine intériorité -, l’œuvre musicale vient à son secours : elle est sa “reprise de conscience”, où il lui semble bien qu’elle s’adresse à son esprit, prêt à l’accueillir pour les trésors qu’elle lui offre et lui confie. En discernant son message jusque dans les interstices mêmes des énoncés, entre les notes ou les espaces évidés, la réflexion spirituelle s’alimente et se construit dans un dialogue tacite entre l’œuvre et le sujet qui la reçoit. C’est par ce qu’il y entend, ce qu’il y perçoit, mais aussi ce qui demeure suspendu, que l’auditeur peut capter le musical dans sa réalité ou dans sa vérité. Que nous disent les œuvres musicales, nous qui les écoutons ? Si en elles des voix nous parlent, peut-être, c’est non parce qu’elles s’adresseraient à nous, mais plutôt parce qu’elles trouveraient en nous les conditions d’une réponse à l’existence, tout comme la musique représenterait un moyen de résoudre l’énigme que l’existence place face à nous.
L’œuvre est recomposition
Alors que le tumulte et le tintamarre du monde prospèrent sous toutes les latitudes, que les valeurs essentielles de l’humain glissent vers une inqualifiable déraison, en cette époque privée de douceur, de lenteur, de recentrage sur soi, de repos et de reprise de l’esprit, la fréquentation des œuvres musicales constituerait plus que jamais un rempart contre la tentation d'une chute dans les abîmes, d'une désespérance menaçant de s'emparer de notre être meurtri. Que ces œuvres ne soient surtout pas les sinistres échos et reflets du monde vacillant, mais tout au contraire qu'elles incarnent pour l'auditeur leur vérité esthétique comme un éclatant contre-feu à l'incertitude d'un monde dé-composé. Car nous éprouvons l’œuvre musicale par sa grandeur d’âme, par l'assurance de sa présence vivante même, bouleversant notre esprit. En ce sens, l’œuvre, re-composant notre monde intérieur, convoquerait bel et bien la dramaturgie sonore de notre existence.