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Comment faire?

publié le 27/09/2020

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En politique comme en psychanalyse FAIM - FAITS - FAIRE Des fake-news, encore et encore, Du fact-check, encore et encore Perceptions, perceptions, mais où reste le faire?

  

Comment faire ?

En politique et en psychanalyse

Faim — faits — faire

FAIM. 

L’enfant a faim. Le peuple a faim. La première réponse, c’est le sein, c’est le pain.

De tout temps, les enfants et les peuples ont vu, ont perçu, ont halluciné, ce qui pourrait satisfaire leur souhait. Cette perception — hallucination — de satisfaction est causée immédiatement dans l’intimité de leur désir par la faim. Elle ne fait que reproduire à l’identique un souvenir de sein, un souvenir de pain qui les avait comblés. Devant n’importe quel manque, la première façon de procéder c’est toujours d’imaginer, d’halluciner l’objet qui pourrait combler le manque. Le processus primaire produit une identité de perception : la perception — hallucinée et actuelle — de l’objet satisfaisant est identique à la perception — réelle et passée — de l’objet comblant. 

Dans la nuit, le rêve hallucine la satisfaction de son souhait, de sa faim. « Le rêve est un accomplissement de souhait », disait Freud. Même si l’accomplissement est déguisé et le souhait refoulé, tout rêveur reste soumis au « processus primaire », qui consiste à imaginer l’accomplissement du souhait dès que celui-ci apparaît. Wishful thinking, avec cette précision que la pensée y est réduite à sa plus simple expression : un tel processus « ne pense pas ». 

Comme en rêve, mais au grand jour, le discours populiste répond avec le même processus primaire. « Le peuple a faim » : le populiste fait miroiter l’image du pain ou de la brioche pour voir le peuple satisfait. Mais ce n’est pas tout. Car si le populiste s’appuie sur le souhait du peuple, il s’appuie aussi sur son propre souhait infantile qu’il hallucine comme immédiatement assouvi. Une telle façon de procéder — les rudiments du plaisir — retrouve les perceptions passées et réelles qui se reproduisent comme perceptions actuelles et hallucinées. Reality show: on passe d’une réalité passée infantile (où le souhait infantile était pleinement assouvi) à un show actuel, qui reperçoit la même « réalité » d’autant plus satisfaisante qu’elle ne dépend que d’un souhait supposé tout-puissant. Les jeux télévisés ne font que mettre en scène les processus primaires. Panem et circenses ! réclamaient les anciens Romains : « Du pain et des jeux ! » Aujourd’hui encore. Satisfaction complète. 

Du moins immédiatement et pour autant qu’on ait écarté toute remise en question : la critique, la démocratie, la presse, l’opposition et le temps lui-même. Car ce processus fonctionne d’autant mieux que la pensée est réduite à sa plus simple expression : ne pas penser. Le peuple attend que le leader populiste ne tienne compte que du plaisir, que du fonctionnement dominant et écrasant du processus primaire. Il faut exclure tout ce qui fonctionnerait autrement : haine de la pensée, haine de l’Autre, haine de toutes les entraves au pur principe de plaisir et à l’identité de perception qui commande l’assouvissement immédiat de la faim. Garder, assimiler tout le plaisant et rejeter, excréter tout le déplaisant, voilà la recette de la satisfaction complète. C’est ce que Freud appelait le « Moi plaisir purifié ». La purification du plaisir ne concerne pas seulement le Moi. Elle purifie des fictions d’ethnies, de races, de masses délimitées à la fois par l’amour du pain et des jeux et par la haine de tout ce qui s’y opposerait. 

FAITS

La puissance du processus primaire produit incontestablement des fictions, des illusions, des fake-news pour le plaisir immédiat (et halluciné) du peuple. Le temps et la critique font ensuite apparaître que la réalité du plaisir passé reproduit dans le show se heurte encore à une dure réalité, à la faim et au manque redoublés, qui persistent et insistent au-delà de l’hallucination du wishful thinking.

 

« Des faits, des faits, nous voulons des faits », réclament les réalistes. Au lieu de se contenter d’halluciner le plein assouvissement de la faim et des besoins du peuple et des populistes, il faudrait aussi vérifier secondairement la prétendue identité entre la perception réelle d’une satisfaction infantile et la satisfaction hallucinée d’un souhait actuel non réalisé, voire non réalisable. On entre ainsi dans un processus secondaire, de vérification et d’adaptation à la réalité. 

Dans le processus secondaire comme dans le processus primaire, chaque fois, il s’agit de comparer deux perceptions. Dans le processus primaire, la comparaison égalait ces deux perceptions (la perception ancienne et réelle / la perception actuelle et hallucinatoire ou fake-news). Dans le processus secondaire, la comparaison les différencie : la perception hallucinatoire (fake news) ne correspond pas nécessairement à la perception réelle des faits. Le processus secondaire contrôle et vérifie la validité des productions du processus primaire en fonction de la réalité actuelle des faits. Fact-check, c’est à ce que Freud appelait « principe de réalité ». Avec le processus secondaire, nous pensons qu’il y a une différence entre la perception hallucinatoire d’une satisfaction passée et la perception réelle des faits (c’est le point de départ des pensées), nous calculons les détours nécessaires pour atteindre la satisfaction réellement (c’est la raison dernière des calculs) et nous jugeons des résultats dans la réalité (la réalité, c’est le critère des jugements). 

L’agir — politique et psychanalytique — est-il coincé dans le dilemme des fake-news et des fact-checks ? Ou encore dans le dilemme du processus primaire et du processus secondaire ? Ou encore dans la tenaille du « principe de plaisir » et du « principe de réalité » ? 

FAIRE 

Il faut remarquer que ces deux manières d’agir (« faim » et « faits », fake-news et fact-checks, principe de plaisir et principe de réalité) tournent essentiellement autour de la perception et des vérifications de perceptions. Mais où est le vrai faire ? Car dans ces deux manières, l’agir n’est qu’une conséquence de ce qui se joue au niveau de la perception. L’agir trouve son modèle dans son articulation à la perception qui le détermine. C’est le schéma de l’arc réflexion : un stimulus sensoriel (la perception) détermine une réponse dans la motricité (l’agir).    

Sommes-nous le jouet de la complexité infinie de ce que nous percevons ? Y compris de ce que nous percevons de notre monde intérieur, de la perception hallucinatoire ? 

La psychanalyse dévoile un mode de fonctionner qui ne tient pas compte des FAITS : « le travail de l’inconscient ne pense pas, ne calcule pas, ne juge absolument pas ». Si l’on s’en tenait aux deux principes de l’agir et à eux seulement, il en découlerait que l’inconscient fonctionne essentiellement selon le modèle de la FAIM, selon le processus primaire, selon le principe de plaisir. Or, nous pouvons soupçonner qu’il y a un mode d’agir qui ne suit, ni de près ni de loin, les perceptions : il existe un mode d’agir qui n’est pas d’abord une réponse, immédiate (faim) ou médiate (fait), aux besoins (de la faim ou d’autres manques). Le travail de l’inconscient consiste essentiellement à inventer une autre forme, c’est-à-dire à créer l’embryon d’un nouveau monde. Ici, ce serait cette invention qui précède toute perception. Pourvu que l’on prenne l’inconscient non comme un fait ou une faim (l’inconscient descriptif), mais comme un noyau qui remet en question toute perception (l’inconscient dynamique). C’est notre manière de percevoir qui peut être changée radicalement. 

Le politique et le psychanalytique devraient tenir compte de cette faculté inouïe d’invention tapie dans l’inconscient. De toute façon, ils y sont plongés. Et s’ils ne la mobilisent en dehors des schémas établis du capitalisme, du néolibéralisme, du capitalisme d’état, etc., ils la détournent pour radicaliser le processus primaire à tout prix ou le processus secondaire à tout crin. Ça produit des souverains du plaisir illusoire ou des souverains du contrôle dans la réalité, qui ne pensent guère, esclaves qu’ils sont du plaisir immédiat ou de son organisation différée. 

Y a-t-il un vrai FAIRE, un point sacré, un homo sacer, qui invente à partir de rien ? Une nouvelle forme où l’on ne serait plus simplement à la traîne des perceptions, à la traîne du plaisir ou des arrangements du plaisir ? Au-delà de la faim et des faits, un faire où s’invente une nouvelle constitution, pour un nouveau politique et un nouveau psychanalytique ? 

La question permettrait de prendre quelque recul dans l’agitation de la faim et des faits. 

Christian Fierens

Christian Fierens

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