publié le 29/07/2021
montage de l'auteure
Est-ce le silence dans le cabinet de travail de la haute demeure gothique ? Ou la lumière sur les longues poutres brunes ? On se croirait dans l’intimité close et paisible d’un tableau hollandais. Après-midi d’automne, une des fenêtres à meneaux ouverte sur le jardin des simples. Tout à l’heure, on s’y promenait, loin du flux motorisé de la rue. « La maison d’Érasme » à Anderlecht. An-der-lecht, trois syllabes : dans la double pause, résonnent de petits bruits domestiques, feutrés, le sillage tranquille d’une servante flamande portant une bassine de cuivre. Comme dans un roman de Marguerite Yourcenar.
Léger crissement de plume sur un parchemin. On n’entend plus la rumeur du dehors ni la voix du gardien. On voit l’homme absorbé qui écrit. En s’approchant, on traverse cinq siècles. Comme par magie, Érasme est là. Tel que l’a peint Holbein, écrivant sur un pupitre, chaudement vêtu, coiffé de la barrette. Derrière le chapeau carré, à quoi pense le grand humaniste ?
Irrésistiblement, le regard s’aimante sur les mains. De longues mains qui ne tremblent pas. En elles, une force incorruptible, comme si toute l’âme s’y trouvait concentrée. Visage de profil, les yeux baissés sur le parchemin posé sur le livre à reliure rouge. Celui exposé ici, dans la vitrine, ces Commentaires ajoutés à la traduction du Novum Testamentum.
Il est venu se soigner chez son ami Pieter Wijchmans, le chanoine du lieu. Dans ce havre simple, il espère trouver un peu de paix, comme le lui a conseillé son ami Guillaume Budé à qui il vient tout juste d’écrire une de ces nombreuses lettres quotidiennes. À cinquante-quatre ans, l’auteur de l’’Éloge de la folie trouve refuge dans les livres.
Par-dessus l’épaule de l’homme à la barrette, on peut lire ces lignes, revigorantes comme un rameau d’olivier : « Rien n’importe plus que la loi, de même que le prince, commune à tous et équitable au sens de l’État ». Comme une évidence : non pas la force, mais le raisonnable. Une pensée neuve, qui dit la vie juste : « il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas trop d’inégalités de richesses […] pour éviter que le bien de tous soit attribué à peu de gens ».
Voilà ce qu’Érasme garde dans son chapeau carré. Cette tranquille insurrection de l’esprit contre ces inégalités jusque-là si parfaitement acceptées. Cette pensée-courage, en des temps de grands désordres du monde. Parce que la guerre est là, bien sûr, qui calcine les maisons et les granges. Mais aussi la frénésie religieuse qui monte et se hâte vers le pire.
Même s’il ne partage pas l’outrance du moine allemand, l’homme qui écrit, épris de liberté, a une pensée pour Luther qui vient d’être excommunié. On est vite taxé d’hérésie en ces temps. L’homme du ressourcement évangélique écrit ce que lui souffle la bonne volonté raisonnable. Parler de « loi », de « bien de tous », c’est entrer dans un domaine où l’impossible ne l’est plus tout à fait. Mais où les mots se mettent dangereusement à trembler. Il le sait. Son hôte lui a parlé de cet autodafé de livres qui a eu lieu tout récemment à Gand. Bruit de pas sur le carrelage. Peut-être la servante qui lui porte une décoction de sauge pour apaiser sa mauvaise fièvre.
Il lève un instant la tête vers la fenêtre. À nouveau, le bruit de la plume sur le parchemin. Il écrit. Des mots sévères pour les princes et les puissants. Des mots bienveillants envers les faibles. Celui qui a noué mille liens d’amitié à Londres, Paris, Oxford, Fribourg, Rome, Padoue, Bâle, Louvain, a des mots justes. Parce que cet homme voit plus loin que son temps. Plus loin que les passions, cette part obscure des hommes. Telle cette folie de l’argent qui défigure les visages, gâte les âmes.
Comment oublierait-il « Les usuriers » peints par son ami Quentin Metsys ? Ces quatre faces difformes et grotesques qui portent un sinistre masque. Celui de la maladie qui brûle dans leurs mains avides et marque atrocement les visages. La soif du toujours plus, jamais rassasiée.
On rêve à ces mains en train d’écrire. On se surprend à penser à d’autres mains. Celles de Jakob Fugger, le riche banquier des Habsbourg, peint par Lorenzo Lotto. Manipulant les pièces d’or et le trébuchet. Mais ce n’est pas la pesée des âmes qui passe entre ses mains. Âprement, Fugger transcrit des colonnes de chiffres sur le livre de comptes qui est posé à côté, en majesté. Ses mains ont sur le dos les stigmates d’une idée fixe, celle de l’accumulation marchande. Additionner, soustraire, multiplier. On est dans le monde des grandes maisons financières. Avec la comédie aride des intérêts qui s’y laisse voir, sans souci aucun du spirituel. Le jeu des courtisaneries et des marchandages qui met à la même table altesses et grands argentiers. À Anvers, Lübeck, Francfort, Gênes, Louvain, Venise.
Autre chose irrigue les mains d’Érasme. Entre ces doigts tachés d’encre circule une vérité neuve comme un printemps de l’esprit : « Sur tous les biens qui sont couramment utilisés par les gens du peuple, le bon prince ferait bien de n’imposer que de faibles taxes : blé, pain, bière, vin, étoffe, et tous les autres biens sans lesquels on ne peut vivre au jour le jour ».
Tout est là : dans le souffle chaud de l’esprit, dans cette part de bienveillance, soucieuse de ceux qui ont peu, ouverte à un monde d’humanité sensible.
Le cours des choses change-t-il ? L’argent est de tout temps. Mais, mauvaise nouvelle. Aujourd’hui, il est devenu un monstre doux. Sans même un visage qu’un peintre puisse fixer. Un monstre embusqué sous les touches d’ordinateur des bureaux et des bourses mondiales que des mains ne cessent de tapoter avec fébrilité. Terrible constat de la modernité : des riches tellement plus riches, des pauvres tellement plus pauvres.
Cinq siècles après Érasme, son espoir de trouver le chemin de l’équité affleure là, en nous, ténu, ardent, malgré l’air du temps.
Dans le silence de ces hauts murs, les mains qui écrivent ces lignes sur le parchemin font le petit bruit inexpugnable de l’utopie.