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Achille Mbembe. Politique de la vie et éthique du passant

publié le 04/06/2024

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https://postcolonie.mondoblog.org/brutalisme-dachille-mbembe-une-lecture-glacante-de-notre-epoque/

Achille Mbembe est une figure intellectuelle majeure dans le monde aujourd'hui. Il articule politique de la vie et éthique du passant pour réenchanter le monde à l'ère des "politiques de l'inimitié" et du "brutalisme". L'impact de son oeuvre dans le monde aujourd'hui, lui vaut le Prix Holberg 2024

 Recréer une politiques de la vie

On ne saurait parler de Mbembe sans au préalable revenir sur quelques éléments biographiques qui permettent de mieux cerner le sens de cette pensée de la traversée. Ses itinéraires de vie servent de matrices culturelles et intellectuelles de sa réflexion. En lisant son texte autobiographique : « Écrire l’Afrique à partir d’une faille », nous apprenons qu’il a grandi à partir d’une espèce de point de rencontre entre divers univers culturels, notamment ; le christianisme parce qu’issue d’une famille christianisé, il sera d’ailleurs lui-même plus tard un membre très actif de du mouvement associatif Jeunesse Étudiante Chrétienne (JEC), au sein de laquelle, il forgera véritablement sa conscience politique. Il y a aussi l’influence de la mémoire des luttes d’indépendance, transmise par sa grand-mère, à travers les récits ayant trait à la guerre de libération qui a eu lieu au Cameroun dans les années 50. Ce récit s’articulait autour du procès pour la libération à travers des chants qu’elle exécutait avec comme figure principale, la personne de Ruben Um Nyobe. Il y a enfin, les imaginaires et schèmes de la pensée hérités des cultures autochtones, en notant qu’il passe une bonne partie de son enfance dans son village à Malandè (Dans l'actuel Département du Nyong-et-Kéllé).    

Achille Mbembe se définit lui-même comme un passant, une pierre qui ne cesse de rouler, sa pensée apparaît tout aussi comme étant celle du passage ou de la traversée, puisqu’il ne cesse d’arpenter et de traverser le(s) monde(s) à la fois physiquement au rythme de ses mouvements, mais aussi symboliquement à travers ses idées, avec une œuvre qui est traduite en plusieurs langues.   

Le contexte natal de Mbembe aura donc servi de point d’enracinement de cette pensée. D'ailleurs, la construction de sa mémoire politique a largement été influencé par les récits autour des figures qui luttèrent pour l’indépendance du Cameroun (Um Nyobe, Félix Moumié, Abel Kingué, etc.). C’est dans cette séquence de sa vie, qu’il faut chercher à comprendre les fondements historiques et intellectuels de sa pensée et ses engagements politiques dont son oeuvre en est une matérialisation. Par ailleurs, son engagement auprès de la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne) durant ses années d’études secondaires et universitaires à Yaoundé, lui permettra de découvrir le Cameroun en participant à des initiatives louables comme les cours d’alphabétisation auprès des populations sous-scolarisées dans les régions du Nord, c'est égallement dans le cadre des activités de la JEC, qu'il fait la rencontre de Jean-Marc Ela, qui exercera sans aucun doute une influence intellectuelle et politique chez lui. Au-delà donc de la "filiation" ou des "influences" exercées par tel ou tel auteur, la pensée de Mbembe doit avant tout se lire et se comprendre dans les rapports avec son terroir, c'est pour cela qu'elle reste à bien des égards, une pensée de l'en-commun, qui envisage la politique de la vie dans le cadre d'une communauté des vivants, sans pour autant faire l'apologie du communautarisme qu'il récuse radicalement en militant plutôt pour une éthique et une politique du passage.  

L'herméneutique des principaux lieux habités par Achille Mbembe s'avère donc indispensable si l’on veut réellement comprendre l’archéologie, les outils méthodologiques et la téléologie de sa pensée. En le lisant assidument, on se rend à l'évidence qu’une bonne partie de ce qu'il théorise est en dialogue permanent avec ces lieux. Les oeuvres comme : Le problème national Kamerunais (1985) ; Les jeunes et l’ordre politique en Afrique noire (1986) ; Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et Etat en société postcoloniale (1988) ; La politique par le bas. Contribution à une problématique de la démocratie en Afrique noire (1991) ; La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-1960). Histoire des usages de la raison en colonie (1996) ; De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (2000) ; Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée (2010), constituent à cet effet des moments parfois conflictuels avec lui-même et son histoire, mais aussi, s'ouvrent toujours sur des utopies avec pour téléologie le désir manifeste de recréer la vie et le vivant en se reconnectant à chaque fois aux différents mondes qui fondent et structurent son être-au-monde. Penser la politique de la vie et l'éthique du passage avec Mbembe, revient premièrement à questionner en permanence la manière de sa raconter soi-même au pluriel, c’est-à-dire son vécu, sa trajectoire et ses devenirs à partir des images dans lesquelles s’y mêlent brouille identitaire, ensuite à interroger en profondeur notre mémoire en tant que lieu de la traversée des mondes et des imaginaires et enfin à penser notre devenir dans monde postcolonial comme figure du passant en re-tissant les liens entre les vivants à partir d'une politique de l'habitabilité des lieux de passage à l'exemple des frontières.

Explorer les archives du vivant

Après Critique de la raison nègre (2013), Achille Membe ouvre une nouvelle séquence qui n'a plus pour objet premier l'Afrique, bien que partant de l'objet Afrique, elle s'efforce de penser le présent par-delà les catégories usuelles mises en avant par les philosophies modernes de l'émancipation humaine (Politiques de l'inimitié, Brutalisme, La communauté terrestre). Ces catégories, sont: l'universalisme, le cosmopolitisme, la démocratie libérale, la technologie, le dépassement de la nature, etc. Ces trois ouvrages s'intéressent à ces questions et s'efforcent d'y apporter, non pas une réponse africaine, mais des pistes d'approfondissement rendues possibles par une fréquentation de ce que l'on pourrait appeler les archives du vivant. Tel est le cas avec les concepts tels la "nécropolitique", la"conscience planétaire" et la "communauté terrestre", qui donnent du sens et une épaisseur aux pokitiques du passant et de l'habitant.

Achille Mbembe est lu en plus de 15 langues aujourd'hui. Ce qui est un cas exceptionnel dans les sciences sociales et les humanités pour un penseur africain, et justifierait sans aucun doute cette distinction prestigieuse (prix Holberg 2024), vu qu'il est inconstetablement l'un des penseurs en sciences sociales et humaines le plus lu et le plus cité aujourd’hui. Toutefois, les réceptions de son œuvre au fur et à mesure qu'elle circule, varient en fonction des géographies. Au-delà des espaces francophones, les autres grands foyers de réception sont les États-Unis et le Brésil. Viennent ensuite l'Allemagne, le Mexique, mais aussi la Turquie et l'Italie et les mondes hispaniques. Dans chacun de ces lieux, un thème particulier se trouve à la source de débats et des réappropriations de concepts qui ne sont jamais limités à un champ académique spécifique. D'ailleurs, cette géographie mérite à elle seule une véritable étude. Il en est de même de la manière dont l'œuvre a fait l'objet de réceptions différenciées et d'usages spécifiques dans diverses disciplines; allant de la critique littéraire à la photographie, de l'architecture au design, du cinéma au théâtre, de la philosophie politique à l'anthropologie, de la théologie aux relations internationales, de la critique de la race, aux études postcoloniales, etc. Il y a aussi une forte dimension publique de l'œuvre Mbembe, notamment les interviews dans divers médias, des tribunes, des conférences, des prises de position sur l'actualité. Ce matériau qui appelle, à lui tout seul, des examens spécifiques, nourrit un débat intense et constructif et bien souvent hors des milieux académiques et illustre les passerelles que cette œuvre ne cesse de tisser entre le disciplines, les instiutions, les imaginaires, les langues et la communaité des vivants.

Au final, le cheminement intellectuel d’Achille Mbembe nous donne des outils nécessaires pour questionner notre rapport au monde non pas seulement dans le bute de le cerner, mais aussi à travers une réelle volonté de construire des ponts entre le présent et le futur, entre les vivants et les lieux que nous traversons. Son authententicité et trajectoire intellectuelle inédite qui aura à chaque étape du passage, joué un rôle primordial dans son devenir en tant que sujet historique et même objet réflexif, puisque son œuvre suscite aujourd’hui, analyses, commentaires, recensions et critiques, font de lui un penseur qui réanime un désir de vie au sein de la "communauté terrestre".

Ulrich METENDE

Ulrich Metende est philosophe et universitaire. Il a été Gertrude F. Wheathers en French and Francophone studies à Indiana University Bloomington (USA). Il élabore une critique de l’habiter colonial à partir d’une histoire du plantationocène et de la racialisation des corps.

Auteur de Du désir de vie

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