Société
logo

Contenir les ambitions de la Turquie en Méditerranée

publié le 19/09/2020

couverture-tribune

Par Kremlin.ru, CC BY 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=90058194

Afin de devenir une puissance régionale mais aussi pour assurer sa stabilité intérieure par une approche islamo-nationaliste, la Turquie peu à peu développe une stratégie agressive aussi bien au Moyen-Orient qu'en Méditerranée orientale

  

La Turquie est-elle devenue une menace pour la paix en Méditerranée orientale ? La question mérite d’être posée alors qu’elle multiplie les signes d’agressivité envers l’Union européenne.

Revendication identitaire et interventionnisme d’une Turquie islamo-ottomane

Au nom de son identité islamo-ottomane et d’une puissance régionale revendiquée, La Turquie entend soumettre à ses exigences l’Union européenne qui ne cesse de montrer sa faiblesse. 

La crise des migrants syriens en 2015 est sans aucun doute l’exemple le plus marquant. Elle a mis au défi l’Union européenne de mettre en oeuvre les règles qu’elle promeut. Aujourd'hui, la Turquie abrite environ 4 millions de réfugiés. Sous la menace, la Commission européenne lui accorde en 2016 six milliards d'euros. Erdogan demande maintenant que ses partenaires occidentaux fassent davantage notamment pour combattre le régime syrien et le PKK. 

Cette action est accompagnée depuis longtemps par une stratégie d’influence au sein de l’Union européenne. Erdogan a pu venir en 2015 galvaniser la diaspora turque contre le PKK à Strasbourg lors d’un meeting sans susciter de réaction de l’Union européenne. En septembre 2018, il a inauguré la nouvelle mosquée de Cologne qui abrite le siège d’une organisation musulmane turque contrôlant plus de 900 lieux de culte en Allemagne et aux ordres directs de l'office religieux du gouvernement d'Ankara. 

Enfin, comme d’autres Etats autoritaires (Russie, Chine, Iran, Corée du Nord…), la Turquie traque en Europe ses opposants, notamment ceux du mouvement Gülen. 

Une stratégie d'influence turque qui s'est installée dans le temps   

Sans que cela n’émeuve réellement l’Union européenne ou l’OTAN, cette stratégie d’influence s’appuie aussi sur les interventions militaires dans des Etats étrangers. L’armée turque n’a cessé d’intervenir hors de ses frontières : contre les minorités kurdes en Irak où onze bases sont installées, dans le Nord de la Syrie, dans le Nord de Chypre où 30 000 hommes sont en garnison depuis 1974, en Libye y compris par des supplétifs islamistes syriens. Des bases militaires sont établies au Qatar en 2016 et en Somalie en 2017. Appliquant la doctrine de « La patrie bleue », la flotte turque investit peu à peu la Méditerranée orientale, à la recherche de gisements d’hydrocarbures dans les ZEE de Chypre et de la Grèce tout en y empêchant depuis de nombreux mois les activités de prospection d’autres Etats.

Enfin, après la purge de 17 000 militaires suite à l’échec du coup d’Etat de 2016, R. Erdogan dispose d’une armée acquise définitivement au régime islamo-conservateur. Cette loyauté a été obtenue progressivement depuis 2003 après son arrivée au pouvoir. Au nom de l’harmonisation avec la législation européenne demandée par l’U.E., des lois ont affaibli les prérogatives de l’Armée, gardienne de la laïcité. Depuis 2016, les élèves scolarisés dans les lycées religieux où l’on forme les futurs imams, peuvent présenter les concours pour intégrer l’armée. Enfin, disposant d’un budget relativement important d’environ 17 milliards d’euros (France : 37,5 milliards d’euros), elles sont aujourd'hui employées avec une absence totale de retenue.

Si les ambitions islamo-ottomanes de la Turquie ne sont pas contenues, tôt ou tard, son expansionnisme, notamment militaire, pourrait conduire à un affrontement armé régional. 

Contenir les ambitions de la Turquie

Que la Turquie soit un État important aux frontières de l’Union européenne justifie-t-il que l’Union européenne ou l’OTAN se « couchent » comme cela a été le cas avec l’accord sur les réfugiés syriens en mars 2016, l’intervention militaire turque en Libye, le mépris des souverainetés chypriotes et grecques, États membres de l’Union européenne, les menaces ou provocations contre la France, un État allié au sein de l’OTAN ? Non. 

Certes, ces relations tumultueuses avec la Turquie ne sont pas nouvelles mais les réactions sont toujours aussi timides sinon quasi-inexistantes. Seuls les États-Unis ont été capables d’imposer des sanctions. Le Congrès américain a ainsi levé l’embargo le 17 décembre 2019 sur les ventes d’armes tout en condamnant la Turquie pour ses activités de forage au large de l’île.

Malheureusement, ni l’Union européenne, ni par l’OTAN ne semblent être en mesure de réagir avec fermeté. Certes, le 15 juillet 2019, l’U.E. réduisait les aides financières à la pré-adhésion d’Ankara. Elle appelait la Banque européenne d’investissement à revoir ses activités de prêts à la Turquie. Le 13 juillet 2020, elle constatait que la relation avec la Turquie était rendue difficile. Le Haut Représentant, Josep Borrell recevait pour mandat de faire « rapidement » des propositions...

Quant à l’OTAN, le bilan est tout aussi affligeant. La Turquie en est membre depuis 1952, bien qu’elle en partage de moins en moins les idéaux démocratiques. Les litiges entre alliés s’accumulent depuis plusieurs années. Guerre d’Irak en 2003 ? La Turquie refuse le passage et le stationnement des militaires américains. Guerre contre daesh ? Ankara tolère la circulation des djihadistes sur son territoire et combat les forces kurdes dans le nord-est de la Syrie. Préservation de la cohérence militaire « otanienne » ? la Turquie achète des missiles russes S400 et annonce de nouveaux achats.

Dans ces conditions, la Turquie a-t-elle encore vocation à rester dans l’Alliance atlantique ? Non, mais l’OTAN ne prévoit pas l’exclusion de l’un de ses membres. En revanche, l’écarter progressivement de son fonctionnement, relocaliser les quelques états-majors de l’OTAN présents en Turquie seraient des signes forts mais manifestement, le secrétaire général de l’OTAN ne semble pas très allant.

Enfin, la France est en première ligne face à la Turquie et le différend franco-turc peut être le signal avant-coureur d’une grave crise militaire entre alliés. Pour y faire face, le président Macron annonce en janvier 2020 l’élaboration d’un partenariat stratégique de sécurité entre la France et la Grèce. Il apporte un soutien sans ambiguïté de la France à la Grèce et à Chypre face aux atteintes à leurs souverainetés. La vente annoncée de 18 Rafale est enfin un message fort pour contrer cette agressivité militaire turque qui ne semble pas avoir de limites.

Pour conclure

Il est temps de définir une stratégie de « containment » contre l’expansionnisme turc. A ce titre, agir militairement d’une manière indirecte comme le font Russes, Chinois et Turcs dans de nombreuses zones de tension doit-il être écarté ? Certainement pas. Le niveau européen devrait être privilégié. L’état-major de l’Union européenne devrait planifier les opérations militaires possibles en y intégrant les sanctions diplomatiques et économiques (embargos…) décidées au niveau politique… si l’Union européenne est capable d’exprimer une volonté commune.

Dans l’attente, une alliance militaire rassemblant les Etats européens (France, Grèce, Chypre) et arabes concernés (Egypte, EAU…) pourrait s’avérer nécessaire pour agir d’une manière concertée contre la Turquie et donner un coup d’arrêt à un Etat qui devient une menace pour la paix.

François Chauvancy

François Chauvancy, ancien général de brigade, est directeur des études du groupe Demos et directeur de la revue Etudes qui prépare aux concours de la Fonction publique. Il est consultant régulier dans les médias pour les conflits au Proche-Orient et tient une chronique mensuel pour Le Monde. Il enseigne les problématiques de défenses et d'influence dans plusieurs universités. Il a notamment publié aux éditions Hermann, "Blocus du Qatar : l'offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique" (2018)

+ de décryptages du même auteur

2019 © éditions Hermann. Tous droits réservés.
Nous diffusons des cookies afin d'analyser le trafic sur ce site. Les informations concernant l'utilisation que vous faites de notre site nous sont transmises dans cette optique.