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Nietzsche contre l’antisémitisme

publié le 16/09/2019

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WikiImages (pixabay.com) / Portrait de Friedrich Nietzsche 1882

Depuis la fin du XIXe siècle, l’antisémitisme est un phénomène très étudié, mais qui reste difficile à définir et à interpréter. Retour sur l’analyse que Nietzsche en a fait à partir de 1878.

L’antisémitisme n’a guère retenu l’attention des philosophes, à quelques exceptions près. Friedrich Nietzsche (1844-1900) s’est illustré en se déclarant « anti-antisémite » au moment même où la vague antisémite déferlait sur l’Europe. Dès 1878, dans Humain, trop humain, alors qu’il a rompu avec Wagner et les milieux judéophobes, il note avec une surprenante lucidité : « dans presque toutes les nations actuelles – et cela d’autant plus qu’elles adoptent à leur tour une attitude plus nationaliste – se propage cette odieuse littérature qui entend mener les Juifs à l’abattoir, en boucs émissaires de tout ce qui peut aller mal dans les affaires publiques et intérieures ». Le philosophe a parfaitement repéré le lien causal entre la vague antijuive et les mobilisations nationalistes au sein des États-nations européens et interprète le phénomène en recourant au modèle – discutable – du bouc émissaire. 

L’anti-antisémitisme de Nietzsche 

 À l’automne 1880, alors qu’il rédige Aurore, Nietzsche s’interroge sur la « personnalité antisémite » : « Ainsi la lutte contre les Juifs a-t-elle toujours été la marque d’une nature basse, envieuse et lâche : et celui qui y participe aujourd’hui doit recéler en lui une mentalité passablement populacière. » Ultérieurement, de Par-delà bien et mal (1886) et La Généalogie de la morale (1887) à ses derniers écrits (1888), il s’attaque ouvertement à ceux qui se déclarent antisémites. En 1886, dans Par-delà bien et mal, après avoir confié qu’il n’avait « pas encore rencontré un seul Allemand favorable aux Juifs », il recommande « d’expulser du pays les braillards antisémites ». Dans une lettre à sa sœur Elisabeth datée du 7 février 1886, il se présente lui-même comme « un incorrigible Européen et anti-antisémite ». Il réaffirme avec fermeté son engagement dans une version première d’Ecce homo rédigée entre le 15 octobre et le 4 novembre 1888 : « Je mène une guerre impitoyable à l’antisémitisme – il est l’une des aberrations les plus maladives de l’autocontemplation hébétée et bien peu justifiée du Reich allemand… » Décrivant les milieux wagnériens, il note : « Aucun monstre [Mißgeburt] n’y manque, pas même l’antisémite ! » Dans Nietzsche contre Wagner (1888), pour expliquer sa prise de distance vis-à-vis du musicien connu pour ses positions antijuives depuis son manifeste de 1850 (« La juiverie dans la musique »), il précise : « depuis que Wagner était en Allemagne, il s’abaissait peu à peu à tout ce que je méprise – et même à l’antisémitisme. » Dans une Europe saisie par la « rage nationaliste », les Juifs sont « un antidote contre cette dernière maladie de la raison européenne », remarque Nietzsche en juillet 1888. 

Le sentiment antisémite comme ressentiment 

Nietzsche ne s’en tient pas à la simple expression de son mépris pour les agitateurs antisémites – tel Theodor Fritsch (1852-1933), auteur du Catéchisme des antisémites. Il analyse l’antisémitisme à la fois comme « sentiment antijuif », largement répandu dans la population allemande, et comme idéologie propagée par des pamphlétaires. Son propre beau-frère, Bernhard Förster, est l’un de ces activistes racistes aryanistes qui lui inspirent un profond dégoût. Dans une lettre à sa sœur du 26 décembre 1887 (Elisabeth s’était mariée en 1885), il écrit : 

« Ton mariage avec un chef antisémite exprime pour toute ma façon d’être un éloignement qui m’emplit toujours de rancœur et de mélancolie. […] C’est pour moi une question d’honneur que d’observer envers l’antisémitisme une attitude absolument nette et sans équivoque, savoir : celle de l’opposition. »

Sur la question de l’antisémitisme, l’apport principal de Nietzsche réside dans son recours au concept de ressentiment qu’il a élaboré dans La Généalogie de la morale, où il attaque violemment les antisémites, notamment Eugen Dühring (1833-1921), auteur de La Question juive en tant que question de race, de mœurs et de culture. Nietzsche décrit « cet apôtre de la vengeance » comme « le plus grand braillard de la morale qui existe aujourd’hui, même parmi ses pareils, les antisémites », qu’il caractérise ainsi : « Ce sont tous des hommes du ressentiment, ces hommes physiologiquement disgraciés et tarés, il y a là tout un monde frémissant de vengeance souterraine, insatiable, inépuisable dans ses explosions contre les heureux et aussi dans les travestissements de la vengeance, dans les prétextes à exercer la vengeance… »

En mars 1887, Nietzsche adresse à Fritsch deux lettres qui sont de véritables déclarations de guerre. Dans la première, il le provoque en affirmant que les Juifs sont « objectivement, plus intéressants que les Allemands. » Dans la deuxième, il précise : 

« cette abominable volonté d’ennuyeux dilettantes qui prétendent avoir leur mot à dire sur la “valeur” des hommes et des races, cette soumission à des “autorités” que toutes les personnes sensées rejettent avec un froid mépris […], ces continuelles et absurdes falsifications et manipulations de concepts aussi vagues que “germanique”, “sémitique”, “aryen”, “chrétien”, “allemand” – tout cela pourrait finir par me mettre vraiment en colère et me faire perdre la bienveillance ironique avec laquelle j’ai assisté jusqu’à présent aux velléités vertueuses et aux pharisaïsmes des Allemands d’aujourd’hui. »

Nietzsche identifie l’antisémite à « l’homme du ressentiment » : 

« […] le ressentiment […] : c’est aujourd’hui chez les anarchistes et les antisémites que cette plante fleurit le mieux, ainsi qu’elle a toujours fleuri d’ailleurs, dans l’ombre, comme la violette, mais son odeur est différente. » 

 Le type psychologique de l’antisémite est défini dans un fragment posthume de 1888 : « Définition de l’antisémite : envie, ressentiment, rage impuissante comme leitmotiv de l’instinct, la prétention de l’“élu” : la plus parfaite manière moralisante de se mentir à soi-même – celle qui n’a à la bouche que la vertu et tous les grands mots. » L’antisémite « fait du tam-tam moral l’usage le plus indécent et le plus répugnant ». Mensonge, bêtise, envie, vertuisme, ressentiment : tels sont ses attributs.

En tant que « médecin de la civilisation », Nietzsche entend diagnostiquer la maladie européenne. L’antisémitisme en est le symptome le plus répulsif. Son diagnostic tient en deux thèses : le ressentiment constitue le moteur passionnel de l’antisémitisme, et la posture idéaliste en représente un mode de légitimation : les antisémites font partie de ces « “nobles” pharisiens » toujours prêts à « jouer “la noble indignation” ». En 1888, Nietzsche évoque « l’affectation » de l’idéalisme pour décrire le geste des antisémites qui se drapent dans les nobles sentiments et les idéaux sublimes : « De mauvais instincts, une absurde ambition, la vanité […] et avec cela l’affectation des “valeurs supérieures”, de “l’idéalisme”… » Et il ne cache pas son mépris : « Les antisémites ne peuvent pardonner aux Juifs d’avoir de l’“esprit” – et de l’argent. » 

Envieux et jaloux, les « idéalistes » mentent et se mentent à eux-mêmes : « Un antisémite vole toujours, ment toujours – il ne peut faire autrement… » (fragment d’octobre 1888). La conclusion de Nietzsche est sans appel : les antisémites sont mus par le ressentiment, jouent les « idéalistes » ou les « belles âmes » et font preuve d’une bêtise profonde. 

Se libérer des préjugés  

La position anti-antisémite de Nietzsche est tout le contraire d’un héritage intellectuel et moral. Elle a suscité une double rupture dont le philosophe a payé le prix : avec les milieux wagnériens et avec son milieu familial, en particulier avec sa sœur Elisabeth. Cette prise de position publique contre l’antisémitisme a été le produit d’une réflexion exigeante sur la « question juive », telle qu’elle était posée en son temps, ainsi que d’un travail sur soi témoignant d’un rare courage et d’une probité intellectuelle peu commune. L’évolution de Nietzsche vaut pour preuve que nul n’est voué à ressasser les préjugés de son enfance, ni à rester fidèle à des convictions devenues intolérables. C’est à cela qu’on reconnaît les libres esprits. Comme l’a noté Léon Chestov, fasciné par la manière dont Nietzsche et Dostoïevski avaient rejeté leurs anciennes convictions : « L’histoire de la transformation des convictions ! Y a-t-il dans tout le domaine de la littérature une histoire d’un intérêt plus palpitant ? L’histoire de cette transformation serait avant tout, évidemment, l’histoire de l’éclosion des convictions. »

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff est philosophe, politiste et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF). Ses principaux domaines de recherche vont du racisme et de l’antisémitisme au nationalisme, au populisme et à l’eugénisme. Il a notamment enseigné à Paris VII, à l’EHESS, à l’Université libre de Bruxelles et à l’Institut d’études politiques de Paris. Il est l'auteur d’une trentaine de livres.

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